Le miroir des cheikhs de Alexandre Kazerouni PUF - Mars 2017

, par Mohammad Bakri


Auteur : Alexandre Kazerouni
Titre : Le miroir des cheikhs. Musée et politique dans les principautés du golfe Persique
Date de parution : 01/03/2017
Nombre de pages : 276
Code ISBN : 978-2-13-073355-3
Format 15 x 21.7 cm


PUF


Résumé

L’association entre « pays du Golfe » et « culture » est nouvelle, et elle étonne, tant elle contredit l’image habituellement associée aux principautés du golfe Persique. La multiplication des annonces de musées à forte visibilité internationale au Qatar et à Abou Dhabi en a été la forme la plus éclatante ces dernières années. Or, ces musées-miroir, comme l’auteur les appelle, n’ont pas émergé dans un désert culturel. Le Louvre Abou Dhabi n’est pas un « Louvre des sables ». Dès les années 1970, les États de la rive sud du golfe Persique s’étaient déjà tous dotés d’au moins un grand musée national.

En comparant ces deux modèles de musées, Alexandre Kazerouni montre comment de la deuxième guerre du Golfe (1990-1991) est né un nouvel ordre régional qui a non seulement mis à mal l’hégémonie saoudienne sur la péninsule arabique, mais a aussi modifié le rapport de force entre les familles régnantes et leurs sujets. En opérant une plongée dans la vie politique intérieure si mal connue du Qatar et d’Abou Dhabi, Le Miroir des cheikhs donne à voir comment l’adoption des marques culturelles du libéralisme peut nourrir l’exclusion politique des classes moyennes dans un régime autoritaire.

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Sommaire

Introduction

Première partie – La guerre du Golfe et les limites du musée classique

Chapitre 1 – Le musée-racine
1) La fin de l’ère des clubs culturels
2) Les acteurs étrangers de la genèse du musée-racine
3) Niveaux et segments de l’identité nationale
4) La hiérarchisation sociale par la lignée au musée-racine
5) La visibilité des classes moyennes fonctionnarisées au musée

Chapitre 2 – La guerre du Golfe et le nouvel ordre culturel régional
1) L’adossement des principautés à l’Arabie saoudite dans les années 1980
2) Le desserrement de l’étau culturel saoudien depuis le Qatar
3) Abou Dhabi dans le nouvel ordre régional

Deuxième partie – Musées et dédoublement de l’État au Qatar et à Abou Dhabi

Chapitre 1 – Le musée-miroir
1) Analyser le politique à partir du Musée d’art islamique de Doha
2) Analyser le politique à partir du Louvre Abou Dhabi
3) Exclusion politique et effet miroir

Chapitre 2 – Du musée à l’État
1) Le dédoublement du parc des musées
2) Les agences culturelles et le Divan moderne

Conclusion



ONORIENT


ONORIENT
Par Haïkel Ben Hamouda
11 novembre 2017


Louvre Abu Dhabi : l’humanité sous un autre jour ? 1/2


Le très attendu Louvre Abu Dhabi ouvre enfin ses portes au public aujourd’hui, après dix longues années de travail et une collaboration franco-emirienne unique en son genre.

Le Louvre Abu Dhabi est né d’un accord intergouvernemental entre la France et les Emirats Arabes Unis, signé en 2007. Cet accord incarne la vision partagée par les deux pays pour développer le premier musée universel du monde arabe. Il établit le Louvre Abu Dhabi comme institution indépendante, et inclut le prêt du nom du Louvre pour une période de 30 ans. Décryptage de ce nouveau né unique en son genre.

Un style muséographique à caractère universel

Le Louvre Abu Dhabi n’est pas le premier musée dans la région du Golfe, mais certainement le premier à créer une vraie disruption avec l’approche muséographique classique. D’emblée, il convient de rappeler en quoi le Louvre Abu Dhabi est un musée universel, et ceci particulièrement en cette période de globalisation où la signification de ce terme n’est pas toujours comprise. L’étymologie du mot « universel » est latine, elle articule uni- « un » et -versum « tourner » : tourner autour d’ « un ». Cette étymologie peut être pensée autrement : l’ « un » et le « vers » c’est aussi par inversement le pluriel tourné vers l’unité, vers sa cohérence, vers la recherche de ce que l’humanité pourrait avoir de commun. C’est bien avec l’ambition de rappeler la cohérence des mondes que le Louvre Abu Dhabi s’engage sur le chemin de l’universel.

Le musée universel au sens moderne est né de l’époque des Grandes Découvertes, sous la forme de cabinets de curiosités qui regroupaient des produits de la nature et des cultures issus du passé ou d’horizons lointains. Créées par des amateurs, curieux et érudits, ces premières collections témoignent d’un esprit humaniste passionné par la signification d’un monde dont on découvre alors l’immensité et dont on questionne la mesure.

Au fil des siècles, de classification en classification, la mise en ordre sans cesse plus poussée des collections leur a sans doute fait gagner en précision encyclopédique ce qu’elles ont perdu en cohésion et en intuition originelle. Il est significatif d’ailleurs que ces cloisonnements scientifiques et institutionnels ainsi que ces hiérarchisations se soient construits parallèlement au cycle colonial d’appropriation du monde par les Européens. Mais à l’heure de la mondialisation post-coloniale et multiculturelle que nous vivons, le besoin de renouer avec un récit de la cohérence de notre humanité n’a jamais été aussi primordial.

Conter une histoire, révéler un récit. Telle est son approche muséographique. Les galeries du Louvre Abu Dhabi se présentent au visiteur comme une grande fresque historique qui renoue avec l’exigence de Charles Péguy, le poète et écrivain français, lorsqu’il disait vouloir lire au musée universel « le long et visible cheminement de l’humanité ». Ce cheminement est ici illustré par des œuvres d’art issues du monde entier, de toutes les époques et de toutes les cultures.

L’enchaînement des salles du parcours se présente comme un grand livre illustré en douze chapitres. Chacune des douze ailes du Louvre Abu Dhabi vous expose un moment majeur de l’histoire de l’humanité : de la naissance des premiers villages aux religions universelles à la mise en place du patrimoine matériel, culturel et stylistique des différents continents. Ainsi destiné à faire comprendre la succession des héritages de l’histoire et leur sédimentation, le Louvre Abu Dhabi possède une dimension pédagogique essentielle : il offre au visiteur une lecture rétrospective des époques qui ont construit l’univers dans lequel il vit.

Le parcours devient dès lors un récit. Dès le Grand Vestibule, sorte de prolonge qui acceuille les chefs-d’œuvre de tous les temps, le Louvre Abu Dhabi s’ouvre sur une énigme, qui intrigue le visiteur et l’amène à s’interroger sur le sens de l’universel. Elle l’invite à s’engager dans l’exploration à la recherche de réponses à ses questions. Pour animer le récit et renforcer cet esprit de curiosité, la muséographie, aidée en cela par une médiation ambitieuse, est conçue dans un esprit de maïeutique. Tout est fait pour que de la rencontre avec les œuvres naissent émotion et interrogation. Des cartels aux dispositifs numériques, la médiation est pensée pour stimuler le désir de comprendre plutôt que remplir un devoir de connaissance.

Au-delà du récit, le Louvre Abu Dhabi décloisonne les collections pour renouer le dialogue entre les civilisations. Pour que le musée renoue avec l’ambition humaniste de ses origines, le récit muséographique se devait ensuite d’aller à rebours de l’atomisation des collections en proposant une présentation décloisonnée des expressions artistiques mondiales. Le parcours ne se présente pas en départements séparés, mais convie cultures et civilisations ensemble, dans les galeries, pour s’interroger sur l’esprit général des temps. Comment montrer autrement les correspondances remarquables entre les rois-prêtres sumériens et les pharaons d’Egypte ? Ou les influences réciproques entre la Chine et le monde islamique ? Ou encore, les effets de l’expansion de la civilisation industrielle ?

Une fois les cloisons des départements et des sections tombées, que se racontent véritablement les œuvres ? Cette question ouvre une perspective nouvelle au musée universel. Elle a amené le Louvre Abu Dhabi à repenser le dialogue d’œuvres d’art venues de mondes différents. Ces dialogues sont, dans l’espace muséal, parfois dans une même vitrine, des mises en regard : regards croisés pour initier chez les visiteurs un jeu visuel subtil, instigateur de curiosité.

Une architecture qui symbolise l’ouverture mais aussi un enracinement identitaire profond

Le Louvre Abu Dhabi est avant tout le chef d’œuvre de la conception architecturale du célèbre Jean Nouvel. Selon lui, « le projet Louvre Abu Dhabi doit appartenir à la culture du pays, s’enraciner dans l’environnement local ». Ceci est d’autant plus important dans une ère où l’on voit des « bâtiments sans racines » s’ériger dans les villes nouvelles, encore en pleine mutation urbaine.

Ainsi, pour Jean Nouvel, trois caractéristiques devaient faire partie intérgale du projet en soi : d’abord concevoir un espace d’acceuil, un musée est avant un « quartier », un lieu de rencontres ; ensuite, traduire l’identité arabe en utilisant le symbole de la « médina » ou de la ville arabe, composée de petites ruelles étroites et de bâtiments cubiques ; et enfin, intégrer une dimension cosmique avec une connection à la spiritualité.

Double coupole de 180 mètres de diamètre, plate, géométrie radiante parfaite, perforée dans une matière tissée plus aléatoire, créant une ombre ponctuée d’éclats de soleil. La coupole luit sous le soleil d’Abu Dhabi. La nuit, le paysage protégé est une oasis de lumière sous un dôme constellé. Le Louvre Abu Dhabi devient ainsi le but ultime d’une promenade urbaine, jardin sur la côt, havre de fraicheur, abri de lumière le jour et le soir, son esthétique se veut en accord avec sa fonction de sanctuaire des œuvres d’art les plus précieuses. Jean Nouvel

Ce dôme d’acier repose sur une forte métaphore : comme les étoiles qui guident le nomade dans le désert, il invite à lever les yeux pour penser le monde. A la croisée des mathématiques et de la vie organique, il recrée un univers en soi, un microcosme dans lequel se déploient l’espace et le temps du musée. La lumière filtrée par le dôme rend ici hommage à l’ombre précieuse de l’Arabie. Elle joue l’inversion permanente des valeurs pour dessiner, telle une calligraphie cosmique, des formes imaginaires où la beauté naît de la complémentarité des opposés. Le dialogue avec l’équipe scientifique a permis de prolonger cette tension créatrice au sein des galeries du musée. Sous la voûte d’acier qui les protège du soleil de plomb, posées telles de gigantesques blocs dans un désordre apparent, elle s’enchaînent dans un parcours continu et un rythme qui inspirent le récit.

Un musée qui se veut tourner vers l’avenir

Le Louvre Abu Dhabi ne se veut pas seulement être un musée qui conserve le passé, mais qui inspire aussi les nouvelles générations. L’espace a été conçu pour être un vrai lieu de découvertes et de connaissance ouvert à tous.

Le Louvre Abu Dhabi est destiné aussi bien aux enfants qu’aux familles et jeunes publics. Il fournit à tous ses visiteurs différents outils et occasions d’explorer les collections.

Depuis sa conception, le Louvre Abu Dhabi travaille en étroite collaboration avec les établissements scolaires, les universités et l’éducation nationale afin de développer des centres de recherche et des bases de données adaptés aux besoins des étudiants, et d’intégrer les collections et la vision développée par le musée dans le cursus local.

Le musée sera aussi un lieu de spectacles : le trompetiste libanais Ibrahim Maalouf, le légendaire « M » Matthieu Chedid et la chanteuse malienne Fatoumata Diawara auront le privilège d’offrir une performance artistique au sein de l’amphithéâtre extérieur cette semaine pour ouvrir la programmation culturelle et vivante du musée.

Enfin, les collections abritent aussi des œuvres issus de l’art contemporain et laisseront place à des artistes d’aujourd’hui comme Jenny Holzer et Giuseppe Penone, avec leurs installations monumentales présentes à l’extérieur des galeries d’expositions, sous le dôme du musée. Une manière de rendre hommage à l’humanité créatrice de tous les temps, entre passé, présent et futur.

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Par Joan Grandjean
12 novembre 2017


Louvre Abu Dhabi – L’importation d’un libéralisme politique et social ? 2/2


Fruit d’une commande vieille de dix ans, le Louvre Abu Dhabi a été inauguré le 8 novembre 2017. Entre la France et Abu Dhabi se sont développées des ramifications politiques et culturelles dont le musée n’est que la partie visible.

Depuis la seconde moitié du XXème siècle, des politiques libérales tout droit venues de l’Occident s’implantent au sein du Golfe Persique, créant de ce fait une transition historique.

Une entreprise « indétricotable » selon le président Macron

Un temple pour la beauté est né. Il va rayonner dans le monde entier en présentant des œuvres d’exceptions garantes de culture et de beauté. L’émirat d’Abu Dhabi peut être fier d’avoir acheté une formule all-inclusive introduisant le plus haut degré de l’humanité au sein de l’île de Saadiyat où, pendant dix années, les équipes de Jean Nouvel ont réussi à faire éclore un « Louvre du désert et de la lumière » selon les termes choisis par le président lors de son discours inaugural le 8 novembre 2017.

Lutter contre l’obscurantisme de la région

Le discours du président Macron, lors de l’inauguration du mégamusée, avait pour but de vanter les « palimpsestes culturels » dont sont issus tous les « grands monothéismes » pour bâtir des « ponts » et faire « dialoguer les civilisations ». C’est par le biais d’un vocabulaire rationaliste des Lumières redondant, qui a considérablement soutenu le discours de la mondialisation actuelle, que ce dernier s’exprime. Plus qu’un universalisme fantasmé et articulé dans beaucoup de bouches, c’est bien l’image du monde arabe à venir qui se trouve pétrie dans les mains des occidentaux et de la famille régnante. Il ne faut pas non plus oublier cette nouvelle position que la France occupe(ra) dans ce carrefour mondial où cette nouvelle arme qu’est la culture lui permettra de briller vers de nouveaux horizons. Napoléon peut dormir sur ses deux oreilles. Une autre conquête s’agence « ici, dans cet épicentre de tous les combats, [pour] ramener toutes les œuvres du monde entier et, en particulier celles qu’abrite la France » et montrer au reste du monde comment doit se concevoir et s’administrer la beauté. Un universalisme plus occidental que mondial.

Mais la famille régnante d’Abu Dhabi n’est pas non plus innocente dans cette démarche. Elle ne retourne pas sa veste sans raison en acceptant quelques nus et une Torah (elle n’a d’ailleurs pas étudié la mise en place de la collection), mais préfère accepter ces grandes richesses culturelles et continuer à travailler avec la France.

La France se voit comme le pays des Lumières, mais pour Abou Dhabi, c’est d’abord un pays qui a un siège au Conseil de sécurité de l’ONU, [qui] a participé à la guerre du Golfe et qui, par ailleurs, est une démocratie qui a du mal à financer son activité culturelle publique. Donc une cible privilégiée*.

Un musée, miroir des Cheikhs

L’ouvrage fraîchement paru d’Alexandre Kazerouni, Le Miroir des Cheikhs : Musée et politique dans les principautés du Golfe persique (PUF, 2017) est un précieux outil analytique. Il est le fruit d’un condensé de sa thèse de doctorat de plus de mille pages et d’un long séjour de recherche dans la région du Golfe. Ainsi, essayons de comprendre comment les rayons du Louvre Abu Dhabi censés illuminer le monde entier, ne sont qu’une stratégie, empruntant les concepts du Musée imaginaire d’André Malraux, ce dernier n’ayant pas eu la prétention d’essayer d’en faire une réalité.

Un accord conclu en 2007…

Le Louvre Abu Dhabi émane de l’Accord entre le gouvernement de la République française et le gouvernement des Émirats arabes unis relatif au Musée universel d’Abu Dhabi du 6 mars 2007. Cet accord intergouvernemental engage douze musées et institutions au sein de l’agence France Museum (musée du Louvre, Centre Pompidou, l’établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie, la Bibliothèque nationale de France, le musée du Quai Branly, la Réunion des musée nationaux – Grand Palais, le musée et domaine de Versailles, le musée Guimet, l’école du Louvre, le musée Rodin, le domaine national de Chambord, l’Opérateur du patrimoine et des projets immobiliers de la culture). Il a visiblement été érigé en réaction à la concurrence touristique mise en place à Dubaï et à la création de son marché de l’art en 2005-06 (galeries, Christies, Dubaï Art Fair, …). L’implantation d’universités, de musées prônant l’universalisme va donc permettre à Abu Dhabi de véhiculer une nouvelle image, fraîchement libér(alis)ée, pour remplacer celle colportée par les manifestations islamiques depuis le 11 septembre 2001 jusqu’à nos jours (Laurence des Cars).

…précédé d’une libéralisation du pouvoir après la guerre.

Cette politique libérale ne date pas d’hier et a été adoptée par les familles régnantes très peu de temps après la fin de la guerre du Golfe (1990-91) dans ses différentes principautés. Les armes sont progressivement remplacées par des idées libérales sans régler la question du régime autoritaire et de l’exclusion sociale. Deux problèmes qui n’ont fait que se renforcer jusqu’à nos jours.

Depuis ces dix dernières années, nous avons été témoin du passage d’une monarchie collégiale à une monarchie absolue. Cette transition a eu des conséquences sur la vie publique, qui, petit à petit, se trouve être administrée par des entités étrangères. En effet, ces deux facteurs engendrent un dédoublement étatique, liés à l’importation massive des marques culturelles du libéralisme permettant à l’Émirat d’accéder à une position mondiale tout en conservant son fonctionnement autoritaire. C’est dans ce sens qu’Alexandre Kazerouni définie la notion de « musée miroir » et l’associe au Louvre Abu Dhabi ou au MIA (Museum of Islamic Art), son grand-frère qatari, construit aussi par les équipes de Jean Nouvel et inauguré en 2008.

Un désert culturel ou une culture locale désertée ?

En parallèle des « musées miroirs », le politologue agence le terme de « musée racine » pour définir les différentes institutions culturelles existantes et gérées depuis la seconde moitié du XXème siècle dans le Golfe. Contrairement aux idées colportées, la région n’est en rien un désert culturel. Guidées par l’élan moderne du siècle dernier, des institutions se sont progressivement mises en place comme le Musée National du Koweït en 1958, le musée Failaka dans les îles du Koweït en 1964, le Musée National d’Al Aïn à Abu Dhabi en 1969 ou encore le musée de Dubaï en 1971. À ce jour, nous pouvons en compter une bonne centaine !

J’en suis venu à élaborer ce concept à partir d’un constat fait en arrivant dans les pays du Golfe en 2007 : ils étaient tout sauf des déserts culturels. Ces États côtiers avaient très tôt créé des grands musées nationaux ; Abu Dhabi avait le sien dès 1969. Ce musée existe toujours, et respecte les standards d’institutions d’archéologie et d’ethnographie. C’est ce que j’appelle un « musée racine », un établissement assez classique de mise en scène de l’identité nationale, chargé de façonner une mémoire commune à tous ceux qui ont le passeport. Ces musées, bâtis dans les années 70, ne disparaissent pas, mais continuent au contraire de se créer. Et à côté de ce parc déjà riche se développe donc une nouvelle relation au musée, qui ne remplace pas la précédente. Ces nouveaux lieux sont très différents par le type de collections qu’ils présentent, par leur rapport au bâtiment, mais aussi et surtout car ils ne traitent pas d’enjeux politiques locaux. Au contraire, ils les contournent.

Une typologie binaire du système

Ainsi, nous remarquons qu’il y a deux façons d’interpréter le système culturel du Golfe. D’un côté, il y a un état issu de la modernité, construit depuis le début du XXème siècle sous la domination anglaise, puis par la suite lors de la constitution de la fédération des Émirats arabes unis à partir de 1971, qui a réussi à créer un système culturel cohérent propre dans chacun des émirats. Les élites locales de ces derniers ont travaillé à construire une cohésion nationale à travers une arabité codifiée, soucieuse de ses origines et de son devenir au sein d’une bureaucratie locale. De l’autre, il y a un état qui tend vers une mondialisation, souhaitant tirer un trait sur son passé tout en cherchant à diversifier les ramifications de son pouvoir. De ce fait, la création d’excroissances culturelles, contrôlées par des entités étrangères avec l’importation des grandes marques des démocraties libérales contemporaines (Sorbonne, Louvre, Yale, NYU, Guggenheim, etc), engage la région dans une tout autre idéologie. En adoptant cette attitude, une typologie binaire du système se met en place et touche chaque Émirat à sa façon. Le Qatar a adopté ce système une dizaine d’années avant les EAU, avec la création du MIA, du Mathaf et de la mise en place d’échanges universitaires vers l’Occident ou de l’implantation de Princeton par exemple. Ces systèmes sont tous sous l’égide d’une famille régnante, au sein d’un gouvernement autoritaire. Il faut faire attention à ne pas les confondre avec les régimes libéraux occidentaux dans lesquels nous avons été éduqués. En présentant des méga-institutions culturelles, les familles régnantes prennent le pouvoir sur la bureaucratie culturelle nationale, coupe tout type de communication et crée de ce fait un écart avec les élites locales.

Nous voulons être un pays qui joue sa partition mondiale, explique le Dr Ali Rashid Al Nuaimi, membre du Conseil exécutif d’Abou Dabi. Nous sommes ouverts et tolérants. Nous voulons attirer les gens du monde entier pour participer à l’essor de notre nation. Le modèle des EAU, ce sont 200 nationalités, dont 100 000 retraités européens**.

Une bataille culturelle a donc lieu depuis un siècle, d’un côté comme de l’autre, pour déterminer l’essor nationale et culturelle du Golfe. Nous renvoyons à l’ouvrage d’Alexandre Kazerouni les personnes désireuses d’approfondir cette question des plus intéressantes.

En dix années, le Louvre Abu Dhabi est la seule graine à avoir été fertile au sein de l’Île de Saadiyat — autrement appelée « île aux musées » —, un vaste projet de district culturel lancé en 2007 dans la capitale des Émirats arabes unis par la famille du sultan Khalifa Ben Zayed Al-Nahyane. Comme vous pouvez le voir dans le plan plus haut, d’autres institutions sont pensées telles qu’une antenne du Guggenheim, un musée national Sheikh Zayed, un centre des arts pensé par Zaha Hadid, un musée maritime dessiné par Tadao Ando, un immense hall de concert et une antenne de la New York University. Ce premier pavé jeté dans la mare va forcément avoir des conséquences sur la région. Il est en tout cas le premier musée à caractère universel du monde arabe. Doit-on encenser cette vague mondialiste culturelle, passerelle universelle du plus haut degré de l’humanité ? Ou devrions-nous réfléchir sur les potentiels effacements culturels locaux qu’elle va engendrer ? Est-ce que ces changements ne vont pas progressivement rendre incontrôlable les agents détenteur du pouvoir et du contrôle au profit de la trinité culturelle libérale déjà implantée (université — Sorbonne Abou Dhabi, culture — Louvre Abu Dhabi et sport — grand prix de Formule 1 local) ? Qu’en est-il de l’importation toujours plus dominante et tactique des institutions occidentales à travers le monde ? Là est toute la question. Nous avons trente années contractualisées avec possibilité de renouvellement pour y réfléchir.

— 

* : Elisabeth Franck-Dumas (recueilli par), Alexandre Kazerouni : « Une image du monde arabe conforme aux attentes françaises », in Libération, 7 novembre 2017, consulté le 9/11/17.

** Pascal Airault, « Émirats arabes unis : comment Abou Dabi veut imposer son modèle aux autres pays du Golfe », in L’Opinion, 8 novembre 2017, consulté le 9/11/17.


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