La cartographie arabe

, par Mohammad Bakri

LA CARTOGRAPHIE ARABE

Les Arabes passaient d’une côte de la Méditerranée à l’autre, sans l’aide de cartes : ils conquéraient la mer en triomphant à terre. Ils venaient de l’Est vers l’Occident, de Mashrik à Maghrib. C’est aussi dans cette direction que s’avancèrent la diaspora juive et l’évangélisation chrétienne, les invasions ou les migrations du Proche ou de l’Extrême Orient, des peuples qui suivaient le soleil et qui, pour cela peut-être, aboutirent plus loin. Les conquérants arabes s’emparèrent de l’Ifriqiya, prirent Al-Iskandarîyah, s’établirent sur les côtes septentrionales de la Méditerranée. Ils connurent Aristote et Ptolémée avant nous, en dépit de l’incendie de la bibliothèque d’Alexandrie. La Géographie fut traduite du grec et du syrien en arabe avant de l’être dans les langues européennes. L’astronomie et les mathématiques s’unirent dans le célèbre Almageste. Le géographe Al-Mussadi vit les cartes de Marin de Tyr, sur lesquelles Ptolémée lui-même avait pris exemple, Al-Bathani adopta les vues de Ptolémée, Al-Huwarismi les compléta, Al-Biruni les dépassa : ce dernier fut le précurseur de Galilée. Les connaissances géographiques passèrent de l’Est et du Sud à l’Ouest et au Nord de la Méditerranée.

On ignore dans quelle mesure les Arabes étaient familiers de la mer et de la navigation dans les régions d’où ils étaient issus. De ce côté de la Méditerranée, ils apprirent vite et maîtrisèrent facilement cet art. Ils vainquirent la marine byzantine près du cap Phénix, menacèrent Gênes et Venise, dominèrent les côtes espagnoles et catalanes. Ils inventèrent ou améliorèrent eux-mêmes certains des instruments et des accessoires dont ils disposaient, empruntant les autres à d’autres peuples ou s’en emparant de force. Ils possédaient leur propre astrolabe (qu’ils appelaient dans leur langue kamal ou safinah) ; ils déterminaient à l’aide de l’alidade, qu’Archimède avait perfectionnée à Syracuse, leur position par rapport aux étoiles et au soleil ; Al-Hawkandi confectionna un sextant de grande qualité qu’il appela sudas-al-fahri. Azimut est un mot arabe, que nous avons tous adopté (il a pour racine, de même que zénith, le mot sumt, qui signifie chemin). Venise emprunta à l’arabe le nom arsenal, qu’elle donna au célèbre bâtiment de la lagune. La darsena, située près du port de Gênes, à côté de l’ancien chantier naval, est de même origine, ainsi que la Vieille Darse, construite sous Henri IV à Toulon. L’usage du goudron (al-gatran) en construction navale fut connu des Arabes avant bien d’autres. Toutes les marines méditerranéennes, puis celles du monde entier, adoptèrent leur terme d’amiral. Les chiffres arabes (chiffre signifie zéro) remplacèrent leurs homologues romains. On ignore si les Arabes entrèrent en possession de la boussole avant les autres Méditerranéens (avant même les marins d’Amalfi). Ils l’appelaient dirah ou dayra (rond ou cercle). Lorsque le fameux navigateur européen atteignit les côtes de l’Est africain, il chercha un pilote qui le mènerait jusqu’aux Indes : c’est l’Arabe Ahmed Ibn Madjid qui prit la barre du navire de Vasco de Gama. Il connaissait l’art de la navigation aussi bien que les marins lusitaniens et espagnols, conquérants du Nouveau Monde. Ibn Khaldûn nota que toutes les côtes de la mer de Roumélie étaient inscrites sur les cartes arabes, mais non pas celles de l’Atlantique. Les Arabes donnaient à la carte les noms de as-sahifa (c’est ainsi que la désigne Ibn Khaldûn lui-même), as-sura, tarsim, deftar, d’après le grec, ils l’appelèrent également kharita, d’après le latin tavla (ou tabla). Une telle abondance terminologique est en elle-même significative : cet inventaire illustre l’importance des Arabes en Méditerranée.

Les voyageurs arabes, peut-être plus que d’autres, furent d’une aide précieuse pour les cartographes. Plus favorables à la terre qu’à la mer, ils se déplaçaient plus volontiers à pied que par bateau. Les croyants priaient cinq fois par jour, trois fois en voyage, se tournant vers la Mecque : vers l’Est lorsqu’ils se trouvaient à l’Ouest, vers l’Ouest lorsqu’ils étaient à l’Est, se représentant la distance les séparant de la Ka’ba et se situant ainsi par rapport à leur lieu saint. Cette manière de prier engendre une conscience géographique particulière, qui s’est traduite dans les cartes. La tradition de leur foi réunit plusieurs déplacements : le départ des premiers Moslems pour l’Abyssinie, leur migration de La Mecque au Yasrib, la fuite vers Médine appelée Hégire, le pèlerinage à la Ka’ba, nommé Hadj. Dans le Coran (et en arabe en général), l’idée de chemin s’exprime par de multiples mots : seir, tarîk ou tarikoun, sebil, sefer ou seferun (c’est de cette même racine sémitique que découle le nom des juifs espagnols, les séfarades : ceux qui voyagent). A en juger d’après les anciens écrits, la navigation (mellaha) est plus souvent considérée comme un aspect particulier du voyage que comme une notion autonome. Le rihla est à la fois le voyage et le récit qu’on en fait. Ce genre littéraire était florissant plus que tout autre, c’est sur lui que s’appuyaient la géographie et la cartographie, la science et la littérature. Il laissait place à des almanachs, calendriers, grammaires, zodiaques et horoscopes, descriptions et représentations de toutes sortes, liées aux voyages en Méditerranée et dans d’autres parties du monde : c’est dans cet ordre de choses que se situe également la carte géographique.

L’espace sur lequel les Arabes s’étendirent ne se laissait pas franchir aisément. Leurs voyageurs s’efforcèrent de le dépasser. Ceux qui parvinrent le plus loin furent Ibn Jubayr, originaire de Valence, et Ibn Battûta de Tanger (cette ville, tout comme Cadix, est restée méditerranéenne bien qu’étant située sur la côte atlantique et l’île de León). Il est difficile de relater les rihlas arabes et, plus encore, de les résumer. Ibn Battûta décrivit, entre autres, le phare et les quatre portes de la ville dans le port d’Alexandrie : « Bab-es-Sedra ou la porte du jujubier, Bab-er-Resid, la porte du juste, Bab-el-Bahr, la porte de la mer et Bab-el-Akdar, la porte verte, qui s’ouvre le vendredi matin afin de permettre à la population de se rendre aux cimetières. Al-Iskandarîyah (Alexandrie) brille comme une pierre précieuse. Elle transmet son éclat à l’Occident. Elle rassemble toutes les beautés car elle est entre l’Orient et l’Occident. » Cette citation était inscrite en lettres calligraphiées sur un mur de la vieille ville, qui n’a gardé que trop peu de traces du passé de la Méditerranée : nous l’avons transcrite et traduite pour cette circonstance.

Les interprètes de la tradition arabe soulignent la différence entre voyage intérieur et voyage extérieur. Ainsi distinguent-ils celui qu’accomplit Ibn Battûta à travers le monde, du voyage soufique d’Ibn Arabi qui, depuis la côte espagnole, de sa Murcie natale, s’achemina en lui-même vers Allah, suivant la Lumière (Nûr), plus forte que celle qui brillait dans son pays, à la recherche du « soufre rouge ». Les voies du Seigneur et les chemins terrestres s’entrecroisent, de même que se rencontrent la mer et le désert. Les prophètes parlent aussi de la mer du désert. Une sourate du Coran dit que ceux qui voyagent par le monde « comprennent avec le cœur ce qu’ils doivent comprendre ». Sans ces voyageurs, les cartes arabes, qui furent en leur temps les plus belles en Méditerranée, n’auraient jamais existé.

Elles devaient aussi se plier à des compromis. Le Coran reconnaît deux mers, séparées l’une de l’autre par une cloison (les « sept mers » ne figurent que dans des métaphores). D’après le Livre, « le Soleil se déplace jusqu’à une certaine limite », Allah a « étalé » et « aplani » la terre. Il n’y a donc pas d’antipodes : la carte devait (à l’instar des premières tabulae chrétiennes) représenter une seule face terrestre. Le Prophète a toutefois salué les embarcations qui naviguent. Il conseilla de manger tout ce qui provient de la mer et de se parer de tout ce qu’on y trouve. Il encouragea aussi la conquête des mers et mentionna qu’une victoire maritime vaut dix victoires à terre (ce précepte est confirmé par de nombreux hadiths). Ces victoires, cette conquête de la Méditerranée, réclamaient des cartes nouvelles, mieux élaborées et plus précises.

Les cartographes arabes situaient le Sud en haut, et le Nord en bas, ainsi que le voulait leur vision du monde. Ils traçaient le méridien d’origine à côté de La Mecque, ainsi que l’exigeait leur religion. Ils faisaient figurer sur les cartes Jedjoudj et Medjoudj (les Gog et Magog bibliques), ainsi que le voulait leur foi. Ils ne représentaient pas les monstres marins, dont le Coran ne fait pas état. Les Arabes possédèrent un grand nombre de cartographes, dont je ne peux citer tous les noms dans ce récit. Le plus fameux d’entre eux, AI-Idrisi, avait deux surnoms : le Sicilien (Al-Sakali) d’après l’île qui vit naître son œuvre, et le Cordouan (Al-Kortubi) d’après la cité où il acquit son savoir. Il naquit vraisemblablement près de Gibraltar, à Ceuta, que les Arabes appellent Sebta. C’est sous les auspices du roi normand Roger Il, à Palerme, au XIIe siècle, qu’il élaborait des cartes pour « le divertissement de celui qui désire parcourir le monde » (sous-titre de son célèbre Kitâb). Il décora ses invitations au voyage, qu’il intitulait « jardins de la joie » : ce sont les plus beaux jardins arabes que l’on connaisse. Il réalisa une immense mappemonde, appelée « table de Roger », toute d’argent, longue de trois mètres cinquante et large d’un mètre et demi, qui se brisa bientôt. Il appartenait à diverses cultures, connaissait les sources géographiques et historiques, latines et grecques, de même que celles du Proche Orient et du Levant. Il reprit l’étude des climats entreprise par Ptolémée et attribua à chacun d’eux une tonalité propre : le cercle méditerranéen est son « quatrième climat », dans lequel dominent le vert et le bleu de la mer, le jaune du désert, le rouge, du plus éclatant au plus foncé, celui des levers et des couchers de soleil sur la mer ou sur le désert. Il donne à l’océan Atlantique des couleurs sombres : les Arabes l’appellent Mer des ténèbres (Bahr al-Zulumat). Si elles ne sont pas toujours pratiques, les cartes d’Al-Idrisi sont belles, sans égales dans la Méditerranée médiévale : on dit de son art qu’il est mudejar.

Les Arabes s’imposèrent sur les côtes méditerranéennes, sans se rendre pour autant maîtres des voies maritimes. La situation ainsi créée était ambiguë et s’avéra inconfortable même au temps où ils étaient les plus puissants. Plus tard, désunis, affaiblis par la Reconquista et, enfin, vaincus par les forces ottomanes, ils perdirent leur supériorité jusque dans la cartographie : est-ce la raison pour laquelle leurs cartes trahissent un rapport à la mer et un regard sur elle empreints de nostalgie ? Le navigateur Sindbad chercha le bonheur dans d’autres horizons durant ses sept voyages, depuis Bagdad et la mer d’Oman, jusqu’aux îles du Paradis, dans l’Océan Indien. Dans les traversées de ce genre, toutes les mers ne font qu’une, et chacune d’elles est autre : il fit à coup sûr escale dans quelque port méditerranéen, près des portes décrites par Ibn Battûta. Les cartographes arabes le savaient sans doute, eux qui savaient tant de choses. Sur la carte de Syrie et de Palestine d’Al-Muqaddasi, nous voyons Saïd, ce qui subsiste de l’ancienne Sidon, Sûr, unique vestige de Tyr, Lattaquié à l’emplacement de l’ancienne Laodicée. C’est en Tunisie, dans la ville de Sfax, qu’Al-Sharfi tenta au IXe siècle de l’Hégire (XVIe siècle de l’ère chrétienne) de faire revivre la tradition géographique : l’une de ses plus belles cartes (que j’ai trouvée à Monastir, reproduite sur peau de chameau) représente la Ka’ba au centre du monde. De ce récit arabe (dans lequel interviennent trop de détails, sous l’influence, peut-être, des conteurs orientaux), on peut tirer des enseignements pour toute la Méditerranée.

2. NAISSANCE DE LA CARTOGRAPHIE MODERNE : MAPPEMONDES, ISOLARI

L’Imago mundi du Moyen Age, le vieux disque avec ses deux mers et ses trois continents ceinturés par le fleuve océanique, s’est brisé de lui-même.. Il fallait non seulement représenter l’espace découvert, mais aussi découvrir une nouvelle manière de figurer l’espace. Mercator introduisit l’Atlas en géographie, arrachant la science au mythe. Dans l’Odyssée, le titan Atlas porte sur ses épaules les colonnes « qui séparent le ciel de la terre ». Sur l’Atlas de Mercator, le monde fait partie de l’univers, tout en conservant ses caractères particuliers. La tentative de certains cartographes français pour répandre l’appellation de neptune (dans le sens d’atlas) échoua : la comparaison à la divinité antique était par trop anecdotique. Les titres des grandes œuvres cartographiques trahissent la recherche d’une autre image du monde : De summa totius orbis, Civitas orbis terrarum, Speculum orbis terrarum, Spiegel der Zeevaert ; The Mariners Mirrour, Theatri Europei, Théâtre François, Liber chronicarum, Universalis Cosmographia, Cosmographicae meditationes de fabrica mundi et fabricati figura. Les figures du miroir (speculum), du cercle (orbis) ou du théâtre (theatrum) témoignent de l’ambition épique de la Renaissance à représenter le monde comme une scène immense, un événement ou un récit spectaculaires. La Méditerranée n’est plus, comme auparavant, le centre du monde, mais seulement une de ses composantes : il lui faudra du temps pour se voir ainsi elle-même.

Les néophytes en cartographie sont impressionnés par les grandes mappemondes murales : les désirs et les desseins de ceux qui agrandissent de cette manière le miroir du monde, la scène ou le théâtre où il se produit, le cercle dans lequel il tourne. J’ai visité plusieurs endroits connus où sont exposées de telles cartes ; certaines d’entre elles m’ont, moi aussi, fasciné : la Galeria delle carte geografiche au Vatican, et la fameuse Terza loggia pour laquelle le pape Pie IV (de Médicis) engagea les maîtres les plus talentueux, près du palais de Latran, que le pape Zacharie IX (duquel on dit qu’il était lui-même géographe) décora de fresques géographiques ; près de Rome, le Palazzo de Caprarola, résidence d’été de la famille Farnese, et dont Antonio Varese décora les murs (sur lesquels apparaissent de nombreux motifs profanes) ; le Palazzo Vecchio de Florence, le Palazzo ducale de Venise, l’autel de la cathédrale de Herford (qui fut détruit durant la Deuxième Guerre mondiale) ; la mosaïque de Madaba en Jordanie, qui dessine les contours de la Terre Sainte et une partie de l’Egypte sur le sol de l’ancienne basilique byzantine. Pour ces peintures, la mer elle-même était moins importante que le désir de la conquérir ou de la dominer. A la Bibliothèque Nationale de Vienne est conservée une tapisserie qui représente la traversée de Gênes à Tunis (campagne de Charles V contre les Tunisiens), réalisée d’après un carton du maître flamand Vermeyen. Les historiens affirment qu’après la conquête de Constantinople, le sultan Mehmet Il commanda au géographe grec Georgios Amiroutses des reproductions des cartes de Ptolémée, avec leurs légendes en grec et en arabe, afin qu’elles servent de motifs à des tapis tissés en Anatolie, qui n’ont pas été conservés. La mer apparaît aussi, mais bien moins que la terre, sur les célèbres tapisseries françaises (celles de Beauvais, par exemple) : plus souvent l’Atlantique que la Méditerranée.

Il serait malgré tout erroné de relier la cartographie aux genres dramatiques et épiques : elle offre de nombreux exemples d’humilité. La carte (mappa) désignait à l’origine un simple morceau d’étoffe, une voile par exemple : ce mot vient du latin vulgaire et l’on n’en connaît pas l’origine exacte. Les cartes ont longtemps encore montré les monstres marins bibliques, en particulier aux emplacements des mers étrangères : poissons gigantesques et grimaçants aux nageoires hérissées, comme le Léviathan ou le Rachab. L’œuvre de Mercator marque à cet égard une transition : elle exorcise la carte. Son Atlas renferme lui aussi des monstres marins, mais aux seules pages dont l’auteur est Hondius ou quelque autre de ses collaborateurs. On peut voir dans l’Antiquité la géographie comme une critique du roman. Mercator l’élève au rang de critique de l’imaginaire. Voltaire la proclamera critique de la vanité. Les cartographes rationalistes français (les Cassini, père et fils, originaires du Sud) feront preuve dans cette discipline de rigueur et de mesure. Au début du XVIIe siècle, le pape Paul V tenta d’extirper, par une encyclique, les idées nouvelles sur la Terre et de défendre les anciennes interprétations de l’Ecriture sainte. Le siècle des Lumières se dressa contre ces restrictions, chrétiennes et islamiques. Depuis le milieu du XVIIIe siècle le méridien d’origine traverse Greenwich, loin de Jérusalem et de la Ka’ba. La carte devient laïque, à l’image du regard sur la mer, au-delà de la Méditerranée.

Les grandes cartes n’ont pu être élaborées qu’avec l’aide du pouvoir. Les dédicaces inscrites dans leurs cartouches le confirment : elles remercient ceux qui patronnèrent leurs auteurs, magnifient ceux qui les rémunérèrent. La cartographie fut un secret d’Etat, des Phéniciens à Byzance. Jusqu’à la mission de Chrysoloras, les cartes de Ptolémée se trouvaient ,sous contrôle officiel de l’Empire d’Orient. On savait peu de choses des cartes espagnoles et portugaises (et nous les citons trop succinctement dans cet essai). La politique des grandes puissances maritimes voulait qu’il en fût ainsi jusqu’à ce que le Basque Juan de la Cosa, compagnon de Christophe Colomb, confectionnât sa carte du Nouveau Monde sur une peau d’âne. Cette carte fut, elle aussi, longtemps occultée. Imaginez la grande assemblée internationale de géographes que le prince portugais Henri, surnommé le Navigateur, réunit à Sagres, près du cap de Saint-Vincent, à l’extrême pointe de l’Europe, au seuil des grandes découvertes : il avait compris que sans cartes il n’est pas de salut pour un pays pris aux confins du continent entre un arrière-pays ingrat et un océan sans pitié. Les cartographes sauvèrent les Lusitaniens tout autant que leurs marins. Le Portugal institua un service chargé, entre autres choses, de contrôler les cartes : la Casa de India. Les hommes d’Etat castillans créèrent à Séville une institution analogue : la Casa de Contratación, qui authentifiait les modèles cartographiques (patrón general). Le pouvoir censurait ainsi la navigation et, dans une certaine mesure, la mer elle-même. La petite République ragusaine s’efforça elle aussi de soumettre une partie de l’Est de l’Adriatique à sa censure. Venise fit de même pour tout le littoral adriatique et une partie de la côte méditerranéenne, malgré Gênes et Byzance, les califes arabes et le sultan turc. Les pays qui ne donnèrent pas un statut officiel à la représentation cartographique ne connurent pas de grands exploits maritimes. La politique a plus ou moins partie liée avec les cartes, anciennes et modernes : elle considère la mer à sa façon et voudrait nous inciter à la voir de même. La politique méditerranéenne fut par trop particulariste et ne réussit pas à censurer les océans. Si le désir de possession ou de conquête poussa souvent à tracer des cartes, la carte elle-même éveilla maintes fois ce désir. Pour les nations en cours de constitution, la carte est tour à tour miroir de leur passé ou programme de leur futur. L’histoire de la Méditerranée déterminait la nature de la carte, celle-ci attestait l’histoire.

L’âge d’or de la cartographie vénitienne ou néerlandaise est sans doute une conséquence de prémices moins connues : les Vénitiens comme les Néerlandais arrachèrent morceau par morceau la terre à l’étreinte de la mer, les uns en étayant la lagune sur une forêt immergée, les autres en dressant des digues autour des polders : ainsi se créa sans doute vis-à-vis de la terre et de la mer une relation particulière qui s’exprime à travers les cartes. Ptolémée distingue dans sa Géographie la chorographie : dessins et descriptions de lieux et de villes, vus du bateau ou du rivage, d’un mât ou d’une colline voisine, de profil ou à vol d’oiseau. La Renaissance raviva l’intérêt pour ce domaine de la géographie. Les cartes chorographiques étaient l’œuvre commune de géographes et de typographes, de graveurs et d’éditeurs, d’ateliers et de botteghe aux quatre coins de l’Italie et en particulier à Venise. J’ai fait leur connaissance grâce à la bibliothèque Marciana, les recherchant par la suite dans des librairies spécialisées ou des collections privées. J’ai réussi à connaître de plus près certains de leurs dessinateurs, de Giovanni Andrea Vavassori, qui imprima la première carte de l’Adriatique, au père Coronelli, en passant par Bordone, Rosaccio, Ballino et enfin Camocio (Camoccio ou Camutio, il écrit son nom de diverses manières) : leurs cartes viennent tantôt au début, tantôt à la fin de ces réflexions sur les liens entre la mer et son rivage, tour à tour prologue ou conclusion. L’atelier de Carnocio, qui portait le signe de la pyramide (on lit souvent sur ses publications Al segno della Piramide), employait entre autres les Dalmates Natale Bonifacio (Bozo Bonifatchitch) et Martino Rota (Martin Kolunitch, originaire de Sibenik), heureux sans doute de n’avoir pas connu le sort des Schiavoni (slaves ou esclaves, selon le cas), dont ils comprenaient bien les plaintes qui s’élevaient des galères dans le port tout proche, près des splendeurs de l’église Saint-Marc. C’est dans le même atelier que le Grec Zenon (il signait Domenico Zenoi) réalisa nombre de cartes de qualité dont celle qui montre les côtes espagnoles (je l’ai trouvée, parmi quelques autres, chez un accueillant collectionneur de Valence). Le nom de Zenon est resté dans les archives de la questure vénitienne qui, jugeant indécentes ses illustrations des vers d’un poète contemporain s’extasiant devant une Aphrodite dénudée sur une valve de coquille et entourée d’une vue marine, lui infligea ainsi qu’à l’éditeur Camocio une amende en or. La censure méditerranéenne exigeait des cartographes qu’ils ne fussent que cartographes.

J’ai écrit une partie de ces notes à bord du Dôdekanêsos, visitant les îles grecques et leurs grottes marines. Les isolari, descriptions d’îles illustrées ou non, sont peut-être les plus beaux récits de voyages. Sur les cartes chorographiques, les contours insulaires sont souvent déformés, parfois arbitraires : comme si le dessinateur portait plus d’intérêt aux détails qu’à l’ensemble, du fait peut-être que bien des îles sont en elles-mêmes des détails, tirés d’un tout. On peut s’égarer parmi les îles de la Méditerranée sur les cartes anciennes.

Les isolari sont un genre spécifique, tant dans l’art du dessin qu’en littérature ou en géographie. Certains d’entre eux nous ont servi de sources : Isolario de Bartolomeo dalli Sonetti, Liber insularum archipelagi de Cristoforo Buondelmonte, Isolario nel cui si ragiona di tutte le isole del mondo de Benedetto Bordone, Le isole famose de Comacio, L’isole le più famose del mondo de Tomaso Porcacchi, Isolario et Mari, golfi, isole de Coronelli (comment ne pas citer son nom plusieurs fois). Henricus Martellus Germanicus et Matthäus Merian, bien que n’étant pas originaires de la Méditerranée, imaginèrent et dessinèrent eux aussi ses îles : Merian vit Venise comme une île entière, mieux peut-être que n’importe quel autre chorographe. Cet exemple montre à quel point il est important de tenir compte du regard posé, avec recul, du continent. Les inspirations que suscitent les îles ne sont ni passagères ni fortuites. L’époque moderne allait donner un sens différent à la particularité : les îles méditerranéennes sont particulières. Au moment où le centre du monde se déplace vers d’autres méridiens, les chorographes rappellent, non sans nostalgie, que ces îles sont belles, que la Méditerranée demeure la première des mers.

Les savants affirment que l’Odyssée a été écrite à l’aide d’isolari ou de portulans, que le poète plaçait devant lui, comme les marins leurs cartes. C’est ainsi que voyaient le jour les grandes œuvres de tous genres sur la mer, qui allaient faire longtemps parler d’elles et auxquelles nous nous référons. Salinus compila vers la fin de l’Antiquité un grand nombre de descriptions ou de récits qui plongèrent dans la perplexité les géographes, plus encore que les écrivains. Giovanni Battista Ramusio, suivant son exemple, publia durant la Renaissance trois ouvrages considérables, Delle navigazioni et viaggi, accompagnés de cartes qui les complétaient. Son œuvre connut plus de rééditions que la Géographie de Ptolémée : l’aventure et la science sont depuis toujours rivales. L’Espagne, à l’époque des grandes découvertes, vit s’allier science et navigation dans des œuvres telles que Suma de geografia d’Hernandez de Enciso et Arte de navigar de Pedro de Medina. A Rome, Bartolomeo Crescentio publia sa Nautica Mediterranea, qui rassemble presque tout ce qui se savait à l’époque sur les bateaux et leur construction, depuis les essences de bois, les métaux, les cordages et les résines, jusqu’aux « planisphères ou cartes de navigation », depuis les vents et les roses des vents jusqu’au « tempérament des capitaines et des marins » (il vantait tout particulièrement les capitaines de Raguse, tels que sieur Nicolo Sagri, aujourd’hui plus connu sous le nom de Niko Sagroevitch). Ces œuvres font appel à des taxinomies (genre chéri par les érudits contestataires du Moyen Âge) sans lesquelles, semble-t-il, écrire sur la Méditerranée serait une gageure : c’est un procédé analogue (chose sans doute facile à déceler) que j’ai voulu, par endroits, suivre ou imiter.

Predrag MATVEJEVITCH
(extrait de Bréviaire méditerranéen, traduit du croate par Evaine Le Calve-Ivicevic, inédit en français).

Source : Article publié dans le cahier n°2, automne 1991, des Cahiers de Géopoétique de l’Institut international de géopoétique.

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