Le “cinéma d’émigration” égyptien présente une vision ambivalente de l’Europe et des États-Unis. émigrer rime souvent avec identité
Quand le héros d’Alexandrie/New York, le double du réalisateur (Youssef Chahine), rencontre pour la première fois son fils américain, il a ce cruel mot de déception : “La différence entre ta mère et toi, c’est la différence entre les films d’Hollywood des années 1940 et ceux d’aujourd’hui”. Une phrase à l’image de l’amertume qu’exprime souvent le cinéma égyptien vis-à-vis de l’Occident. Au mieux décevants, au pire cauchemardesques : l’Europe et les États-Unis ne feraient plus rêver les salles obscures égyptiennes ?
Les États-Unis du “cinéma d’émigration” égyptien, un genre qui a émergé dans les années 1990, sont arrogants, racistes et médiocres. Les héros s’y font attaquer dans la rue ou racoler par des islamistes. L’aspiration aux libertés individuelles, si forte dans l’Egypte de Moubarak, s’y traduit par un choquant relâchement des mœurs : dans Bonjour l’Amérique (Nader Jalal), une manifestation qui commence par enthousiasmer le héros s’avère être en faveur du mariage gay, inimaginable pour lui. Si l’Europe est montrée sous un jour un peu moins sombre, elle n’est pas épargnée par l’impossibilité supposée d’appartenir à une double culture. “Dans ces films, les personnages d’immigrés qui sont intégrés dans leur pays d’accueil sans renier leur culture d’origine ne sont jamais égyptiens, comme si la greffe ne prenait pas entre l’Égypte et l’Occident”, note Delphine Pagès-El Karoui, maître de conférences à l’Inalco et chercheure au Centre de Recherche Moyen-Orient Méditerranée.
Une vision sombre de la migration vers l’occident
Six millions d’Égyptiens vivent en dehors des frontières nationales (pour 86 millions d’habitants). Rien d’étonnant à ce que le thème de la migration se soit progressivement imposé comme un genre à part entière dans un cinéma de tradition ancienne, célèbre dans le monde entier pour ses mélodrames puis son cinéma réaliste. Les films d’émigration rencontrent aujourd’hui un franc succès, échappant à la distinction entre cinéma d’auteur et films grand public car ils mélangent généralement les genres, alternant scènes tragiques et comédie. Si le thème n’est pas nouveau, le genre a refleuri à la faveur des films dits “de centres commerciaux” (malls), projetés dans les multiplex qui ont ouvert dans les rutilants centres commerciaux et conçus pour plaire à un public jeune, mixte et classe moyenne.
C’est peut-être pour cela que les héros de ces films sont majoritairement des citadins appartenant aux classes populaires ou moyennes, alors que les ruraux pauvres sont aussi nombreux à partir. Le départ est d’ailleurs raconté comme le choix d’un protagoniste se mettant en quête de son destin (le mariage ou l’argent, les deux étant étroitement liés en Égypte), alors que le départ peut relever aussi d’une stratégie familiale : on désigne celui qui semble avoir les meilleures chances de réussir.
Une même morale : décourager l’émigration
Si, dans des films comme Hammam à Amsterdam (Saïd Hamed), le héros va triompher, dans de nombreux autres (Bonjour l’Amérique, La ville) il ne gagnera rien à s’expatrier. L’Occident reste le lieu d’expatriation privilégié par les scénarios, bien que les trois quarts des départs se fassent en réalité vers les pays pétroliers du golfe Arabo-persique : “Cela tient sans doute à la place qu’occupe l’Occident dans l’imaginaire cinématographique, mais aussi à des raisons pratiques”, éclaire Mme Pagès-El Karoui. “Il est beaucoup plus difficile d’être autorisé à tourner dans le Golfe, surtout pour y dénoncer les conditions de travail des immigrés égyptiens.” Par ailleurs, la migration vers le Golfe est pensée comme temporaire, tandis que la migration vers l’Occident ouvre la porte à l’installation définitive et l’acquisition de la nationalité.
Non seulement les migrants de cinéma trouvent rarement le bonheur à l’étranger, mais leur retour au pays y apporte le germe de la société de consommation et de la perte de valeurs nationales. Plusieurs héros seront d’ailleurs devenus amnésiques pendant leur séjour à l’étranger… L’émigration est un double exil : la nostalgie du pays natal est accompagnée d’un sentiment d’étrangeté au retour.
Les films semblent donc vouloir à la fois énoncer les conditions de vie très difficiles en Égypte, qui provoquent l’émigration, et décourager celle-ci en la présentant comme un mirage. Un discours qui contredit l’idée de transnationalisme, ou multi-appartenance culturelle : le cinéma égyptien raconte à la fois l’omniprésence du retour et l’attachement aux valeurs de la mère patrie. “Il n’y a pas d’ailleurs”, soupire plus poétiquement Ali, le héros de La ville (Yousry Nasrallah), perdu dans un Paris livide où il est venu poursuivre son rêve de devenir comédien. “Paris te sauvera ?” demande son père. “Non, mais j’y serai vraiment seul” répond le jeune homme.
Delphine Pagès-El Karoui, maître de conférences à l’Inalco et chercheure au centre de recherche moyen-orient méditerranée.
Sue le site de Langues O’ le mag
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