Avec les œuvres de Mohamad ABDOUNI, Hassan AMMAR, Ziad ANTAR, Patrick BAZ, Myriam BOULOS, Roy DIB, Christophe DONNER, Fouad ELKOURY, Sirine FATTOUH, Cha GONZALEZ, Joana HADJITHOMAS & Khalil JOREIGE, Dalia KHAMISSY, Vianney LE CAER, Randa MIRZA et Natalie NACCACHE.
Commissariat : Sabyl Ghoussoub
Direction artistique : Bérénice Saliou
Direction générale : Stéphanie Chazalon
Comité scientifique : Dimitri Beck, Marine Bougaran, Ziad Majed, Tarek Nahas, Rasha Salah
Beyrouth exerce une forme de fascination. L’évoquer, c’est convoquer les images d’une ville meurtrie, résiliente, effervescente et insolite, où se côtoient les cultures, les communautés et les croyances.
À travers les regards croisés de seize artistes photographes et vidéastes, l’exposition C’est Beyrouth propose d’entrevoir une société unique dans sa diversité, fragilisée par les guerres et une structuration confessionnelle à bout de souffle. Les oeuvres choisies par Sabyl Ghoussoub, commissaire de l’exposition, documentent l’actualité de Beyrouth. Elles montrent l’omniprésence de la religion, les conditions de vie des réfugiés palestiniens et syriens comme celles des travailleurs migrants, les discriminations en raison de l’homosexualité, les échappatoires d’une génération désorientée.
Autour de l’exposition, des spectacles, des projections et des tables rondes prolongent cette immersion libanaise. Les arts de la scène nous enchantent avec une interprétation contemporaine et masculine du baladi, une lecture musicale et poétique sur un piano pouvant jouer le quart de ton de la musique orientale, ou encore un DJ set pour plonger dans les nuits électro beyrouthines. Des conférences, des films et des documentaires sont programmés sur le photojournalisme, le multiconfessionnalisme, les initiatives de la société civile, les figures emblématiques du pays… Le jeune public bénéficie également d’une offre dédiée avec des ateliers, des ciné-goûters et des spectacles. Et à l’occasion du ramadan, l’ICI organise ses traditionnels iftars, précédés de contes et de films sur le Liban.
Au fil des rencontres qui jalonnent cette saison culturelle, C’est Beyrouth donne à voir autrement les bouleversements et le bouillonnement de la société libanaise.
Les clés du Moyen-Orient
Propos recueillis par Claire Pillidjian
Article publié le 24/04/2019
Compte rendu de l’exposition « C’est Beyrouth », Institut des Cultures d’Islam, 28 mars-23 juillet 2019
Présentée à l’Institut des Cultures d’Islam depuis le mois de mars, l’exposition « C’est Beyrouth » offre à ses visiteurs un regard franc sur la capitale libanaise. Le commissaire de l’exposition, Sabyl Ghoussoub, a réuni seize artistes différents, certains libanais, d’autres étrangers, afin d’y mêler leurs visions de la ville. En résulte une exposition d’une grande qualité, et si les grands thèmes attendus sont bien là – la cohabitation de différentes religions, l’ambiance festive de Beyrouth, la mémoire de la guerre ou encore les réfugiés palestiniens – les photographies et les films présentés travaillent à dépasser les clichés généralement convoqués sur la ville.
La guerre comme point de départ
Le point de départ choisi par Sabyl Ghoussoub est la guerre de juillet 2006, qui oppose durant trente-trois jours les Libanais aux forces israéliennes. Événement traumatisant pour les Libanais, la guerre survient alors que Beyrouth achève de se reconstruire des vestiges de la guerre civile. Elle marque aussi le début d’une nouvelle période pour les Beyrouthins, qui, depuis, semblent vivre dans un entre-deux entre guerre et paix. La première œuvre présentée dans l’exposition est signée par le Libanais Fouad Elkoury. Photographe durant la guerre civile entre 1975 et 1990, Fouad Elkoury s’est distingué en diversifiant les sujets de ses photographies, incluant ainsi des images de sa femme et de leur enfant ou encore des portraits de miliciens. Le projet vidéo présenté dans « C’est Beyrouth », intitulé On War and Love, rassemble des photographies de la guerre de 2006 sur lesquelles se superposent des phrases issues de son journal intime ainsi que des fragments de textes écrits pour l’occasion. C’est ainsi qu’il utilise comme métaphore de la guerre israélo-libanaise sa séparation d’avec sa compagne de l’époque : à la poésie très intime du texte font écho les paysages dévastés saisis par l’objectif de Fouad Elkoury.
Beyrouth au travers des corps
On ne saurait concevoir Beyrouth sans l’omniprésence des corps masculins et féminins qui l’habitent. Le corps y a en effet toute son importante, y compris dans la futilité que cela implique – une futilité à prendre peut-être au sérieux, car certains, à l’image de Bilal Khbeiz, rappellent que « seule la futilité empêche ce pays de reprendre le jeu extrême qui, pendant trois décennies, a généré une véritable dépendance à la mort ». Le corps des Beyrouthins apparaît ainsi dans la première salle de l’exposition ; il est glorifié par le soleil, dans la série des Bronzeurs de Vianney Le Caer. On découvre sur la corniche de la ville une dizaine d’hommes au teint hâlé, occupés à fumer, faire du sport, se baigner, ou même encore prier.
Une certaine ironie n’est pas absente des deux autres corps masculins qui font face aux Bronzeurs : deux policiers en uniforme se tiennent près de leur moto, dans une posture et une mise en scène qui n’est pas sans évoquer des personnages de série américaine des années 1980. Symbole d’un pouvoir parfois arbitraire, les policiers photographiés par Ziad Antar dégagent une image de la virilité qui interroge le spectateur.
La religion
Thème incontournable quand il s’agit de la multiconfessionnelle Beyrouth, la religion se décline dans l’exposition sous les appareils de quatre artistes. Patrick Baez, tout d’abord, originellement photographe de guerre, a voulu donner un témoignage visuel de la communauté des Chrétiens d’Orient au Liban. L’exposition propose une série d’une dizaine de photographies de l’artiste français, mêlant maronites et orthodoxes. Il montre ainsi que bien que les Chrétiens soient aujourd’hui moins nombreux proportionnellement au Liban qu’il y a plusieurs décennies, leur présence est loin d’être remise en question ; des statues gigantesques aux processions religieuses qui animent les quartiers chrétiens de la ville, les Chrétiens d’Orient ont une présence très marquée à Beyrouth. Patrick Baz nous raconte aussi comment est vécue la foi à Beyrouth – parfois presque dans l’excès, à l’image de cette femme au corps tatoué qui affirme que les lettres tracées sur son corps l’ont été par Dieu, ou de cette colossale statue du Christ entravant la circulation dans la rue.
En face, A night in Beyrouth de Sirine Fattouh nous plonge dans le quotidien – matinal – du « Tabbal », l’homme qui réveille les musulmans pendant le Ramadan en frappant chaque matin à leur porte. L’artiste a suivi « al-Tabbal » durant ses tournées afin d’en réaliser un film. Ces quelques minutes révèlent toute la fragilité d’un patrimoine immatériel en déclin.
Ce patrimoine immatériel croise aussi religion et pratiques culinaires, comme le montre la photographe Nathalie Naccache, dont la série de photographies montre plusieurs familles fêtant l’Iftar (la rupture du jeun les soirs de Ramadan). Des milieux les plus aisés aux camps de réfugiés palestiniens, l’Iftar reste pour les familles musulmanes l’occasion de se réunir.
Enfin, l’une des œuvres les plus saisissantes de l’exposition rassemble les photographies d’Ammar Hassan. Des miliciens chiites du Hezbollah ont en effet accepté de dévoiler les nombreux tatouages couvrant leur corps devant le photographe : sourates calligraphiées, représentation d’Ali ou portrait de Hassan Nasrallah, chef spirituel du Hezbollah. On hésite ici entre une preuve de dévotion extrême envers ces figures religieuses et une forme de coquetterie – l’un des miliciens photographiés admettant que le visage d’Ali tatoué sur son épaule l’aide à séduire les filles…
Communautés et minorités à la marge
L’exposition se poursuit dans l’espace Stephenson, second bâtiment de l’Institut des Cultures d’Islam. L’étage rassemble des photographies des groupes, communautés et minorités que Beyrouth semble laisser à la marge. On retrouve tout d’abord la jeunesse beyrouthine – cette jeunesse que l’on imagine festive et emplie d’espoir. Pourtant, c’est un tout autre visage que nous révèle l’artiste Cha Gonzalez ; en s’immisçant dans les soirées de la capitale libanaise au cœur de la nuit, elle retranscrit la tristesse et le désarroi de cette jeunesse prise dans l’entre-deux de la guerre et de la paix et qui peine à s’engager politiquement. L’alcool et la drogue apparaissent comme des échappatoires mais ne font finalement qu’exacerber cette mélancolie profonde.
Dans la même salle, les œuvres de Mohamad Abdouni et de Roy Dib font également place à une communauté peu visible et confrontée à des difficultés nombreuses. Queers et homosexuels doivent en effet faire face à une société qui s’ouvre peu à peu, mais qui reste encore intolérante envers la communauté LGBT+.
La seconde salle de l’étage fait place aux femmes immigrées victimes du système de kafala : venues travailler dans le domaine du care auprès de la bonne société libanaise mais aussi de milieux moins aisés qui y ont recours, ces femmes sont réduites à un état de quasi-esclavage ; leur passeport est confisqué par le « sponsor » qui les recrute, et elles bénéficient rarement de temps libre. C’est pourtant lors de ces temps précis que la photographe Myriam Boulos a souhaité immortaliser ces femmes : la série « C’est dimanche » les représente dans leurs occupations personnelles, au marché, à la prière, ou encore chez le coiffeur.
Deux artistes se sont également penchés sur la question des réfugiés palestiniens. La photographe Dalia Khamissy s’est rendue de nombreuses fois dans les camps de réfugiés palestiniens et raconte le quotidien de ces hommes, de ces femmes et de ces enfants, mêlé de souffrance et d’espoir ; car ce dernier n’est malgré tout pas absent, comme le révèle un léger sourire sur les lèvres d’une femme sur l’un des clichés, ou encore, à nouveau, la futilité d’un groupe de jeunes hommes rivés sur leurs smartphones à la recherche de nouvelles rencontres sur des applications. Le vidéaste Christophe Donner a quant à lui suivi le sculpteur palestinien Rahman Katanani : les œuvres de ce dernier, fabriquées avec des tôles récupérées dans le camp tristement célèbre de Sabra où il vit, ont été récemment exposées à Paris.
Enfin, l’exposition réserve une dernière surprise : Sabyl Ghoussoub a en effet réinvesti le hammam actuellement en restauration de l’Institut des Cultures d’Islam, et le visiteur y découvre une série de vidéos de Joana Hadjithomas et Khalil Joreige (exposés au Jeu de Paume en 2016 et réalisateurs de Je veux voir, en 2008, avec Catherine Deneuve). Ils proposent sept portraits filmés de Beyrouthins « exclus » qui se livrent à un témoignage souvent poignant sur la vie difficile qu’ils mènent dans la capitale libanaise. On croise ainsi, au détour de couloirs carrelés de bleu-vert, le profil d’un jeune homme racontant une enfance compliquée en tant que fils d’immigrés noirs, ou encore le visage muet d’un Palestinien âgé incapable de mettre des mots sur son expérience.
« C’est Beyrouth », du 28 mars au 23 juillet 2019, à l’Institut des Cultures d’Islam, Paris 19e : mardi, mercredi, jeudi, samedi et dimanche de 11h à 19h et vendredi de 16h à 20h. Gratuit.
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Les clés du Moyen-Orient
Propos recueillis par Claire Pillidjian
Article publié le 17/04/2019
Entretien avec Sabyl Ghoussoub, commissaire de l’exposition « C’est Beyrouth » présentée à l’Institut des Cultures d’Islam (28 mars-28 juillet 2019)
Né à Paris, Sabyl Ghoussoub est un écrivain, chroniqueur, photographe et commissaire d’exposition franco-libanais. Entre 2012 et 2015, il a été directeur du festival du film Libanais de Beyrouth. Son premier roman Le nez juif est sorti en mars 2018 aux éditions de l’Antilope.
Il revient pour Les clés du Moyen-Orient sur l’exposition « C’est Beyrouth » présentée à l’Institut des Cultures d’Islam.
Pourquoi faire une exposition sur Beyrouth ?
D’abord des raisons personnelles, une forme d’obsession : je suis né et j’ai grandi à Paris, puis je suis parti à Beyrouth vers 18 ans. J’y ai travaillé pendant une dizaine d’années, et quand je suis revenu en France, j’avais envie d’oublier Beyrouth. Mais tout le temps où je suis resté à Paris, j’ai été obsédé par Beyrouth. J’accumulais des séries de photos, des films, je lisais tout ce qui se faisait dessus. Petit à petit s’est créée dans mon ordinateur une série de photos qui m’intriguaient, comme celles de Vianney Le Caer, ou de Patrick Baz sur les Chrétiens du Liban. Un dossier d’exposition a vu le jour, je l’ai envoyé à l’Institut qui souhaitait précisément faire quelque chose sur Beyrouth. Dans ces images-là, j’ai trouvé un Beyrouth que j’avais connu et que je n’avais jamais vu ailleurs, artistiquement parlant. Il fallait un point de départ : j’ai choisi la guerre de 2006, qui a opposé Israël et le Liban pendant 33 jours. Cette guerre survient après les quinze années de reconstruction qui ont suivi 1990, et alors qu’un élan d’espoir traversait la ville, ainsi qu’un renouveau économique. Vers mai-juin 2006, on prévoyait même un million de touristes au Liban (membres de la diaspora compris). Alors depuis cet événement, à Beyrouth, on est dans un moment ni de guerre, ni de paix.
Pourquoi appeler l’exposition « C’est Beyrouth » ?
Au début, l’exposition devait s’appeler « Chercher Beyrouth », car c’était exactement ma démarche lorsque je collectais toutes ces photographies : comprendre Beyrouth. Finalement, ce n’a pas été possible car l’Institut des Cultures d’Islam a présenté une exposition « Cherchez l’erreur » peu de temps auparavant. « C’est Beyrouth » sonnait bien : le but est d’aller au-delà des clichés que l’on entend sur Beyrouth, autant celui de la guerre, du chaos, que de la crise du Moyen-Orient, ou que de celle d’une ville où l’on ferait sans arrêt la fête. L’exposition se veut également un témoignage de Beyrouth, une façon de dire que Beyrouth peut être beaucoup de choses, mais que c’est aussi cela.
Comment est organisée l’exposition ?
J’ai abordé les œuvres davantage par affinités esthétiques que sous un angle thématique. C’est seulement à la fin, après les avoir toutes réunies, que j’ai identifié avec l’aide de Bérénice Saliou (directrice artistique de l’ICI) quatre thématiques : le corps, la religion, les communautés à la marge et les minorités ignorées. Concernant les artistes, j’avais envie de confronter des regards de photographes reconnus et émergents, et aussi d’artistes français, européens et libanais. On ne voit pas la ville de la même façon si l’on est de Beyrouth ou non. Par exemple, les bronzeurs de la corniche ont interpellé Vianney Le Caer, initialement venu photographier des réfugiés syriens. Il a été étonné par cette réalité – la proximité de ces hommes en maillot de bain, dont les corps s’exposent au soleil – tellement forte dans la ville que les artistes locaux en font abstraction. Il fallait un regard étranger à Beyrouth pour qu’elle surprenne à nouveau.
L’exposition est organisée dans les deux bâtiments de l’Institut des Cultures d’Islam. Les deux premières parties sont dans le site de l’Institut rue Léon tandis que les séries sur les communautés et les minorités sont situées dans le bâtiment de la rue Stephenson. J’ai aussi réinvesti le hammam de l’Institut, qui doit fonctionner après l’exposition. Enfin, la dernière pièce de l’exposition, « Beirutopia », se déploie sur le mur extérieur du site Stephenson. Elle cherche à montrer comment la ville est en train de se transformer. Par un jeu de mise en abyme avec des images 2D et 3D se mélangent des panneaux publicitaires de projets immobiliers qui vont être construits et des vrais scènes de vie : des scooters, des passants, etc. L’objectif est de confronter l’individu aux transformations urbaines de Beyrouth. La construction de ces immeubles passe par la destruction d’une partie du patrimoine architectural de la ville. Ces immeubles font de Beyrouth une sorte de reproduction de Dubaï, tellement leur construction est chaotique ; mais surtout, ces immeubles sont immenses et souvent vides, car la population n’a pas suffisamment d’argent pour y acheter des appartements, et les plus aisés qui en ont les moyens sont souvent issus de la diaspora et n’y passent donc que quelques semaines par an.
Pourquoi aborder la question du corps ?
L’attention au corps, au paraître, est très marquée à Beyrouth. On peut le voir dans la série des bronzeurs de Vianney Le Caer mais aussi dans les photographies des tatouages des miliciens du Hezbollah de Hassan Ammar. Dans ces dernières, les miliciens beyrouthins du Hezbollah révèlent sur leur torse les représentations de figures religieuses chiites comme Ali ou Hussein, ou encore le visage de Hassan Nasrallah, le chef de l’organisation.
Cette futilité peut presque devenir agaçante ! Mais je crois qu’elle est finalement nécessaire à la ville, car sans elle, on serait probablement capable de prendre les armes dès demain et de recommencer la guerre… Comme le note l’écrivain Bilal Khbeiz, « Seule la futilité empêche ce pays de reprendre le jeu extrême qui, pendant trois décennies, a généré une véritable dépendance à la mort ». La situation dans la région est telle que cette préoccupation pour l’apparat forme une échappatoire dans la ville. Même un milicien du Hezbollah a avoué au photographe s’être tatoué pour plaire aux filles ! C’est un peu paradoxal…
Quelle image de la jeunesse est présentée dans l’exposition ?
On a un peu abandonné le politique dans la région – ma génération, du moins, ne sait plus vraiment comment l’aborder. J’ai donc voulu présenter des gens que l’on ne voit plus, des problèmes que l’on ne sait plus traiter autrement que par l’art. La série de photographies de Cha Gonzalez montre une jeunesse libanaise très délaissée. Après avoir vécu au Liban une partie de sa jeunesse, Cha Gonzalez a étudié aux Arts Déco à Paris. Là, elle s’est aperçue d’un changement de pratiques et de comportement de ses amis beyrouthins, avec une consommation souvent abusive de drogues et d’alcool. La photographe a voulu se demander en quoi la guerre de 2006 demeurait dans l’inconscient de ces jeunes. Elle s’est donc rendue dans les soirées beyrouthines pour chercher à connaître les guerres intérieures de tous ces jeunes. En 2018, je lui ai proposé de revenir au Liban. La série qu’elle en a tirée et qui est pour partie présentée à l’Institut s’appelle « Abandon ». Je voulais parler de la jeunesse dans cette exposition, mais je ne savais pas vraiment comment, et je refusais de le faire comme on la montre en général ; je l’ai vécue, et je sais que ces images, pleines de tristesse et de mélancolie, sont très réelles. L’alcool est souvent triste à Beyrouth ! Ces images montrent bien la mélancolie que j’ai toujours ressentie au Liban dans la fête – mais aussi en Israël, où, sans doute, cet entre-deux entre la guerre et la paix est commun au Liban.
Pourquoi réunir les « femmes domestiques migrantes » et les réfugiés palestiniens dans une même salle ?
Je voulais montrer les gens qui n’ont pratiquement aucun droit dans la vie dans le pays. Les « femmes domestiques migrantes », que l’on appelle au Liban « bonnes », ou « femmes de ménage », sont soumises au régime de la Kefala : venues de pays divers – Philippines, Ethiopie, etc. – pour travailler au service de familles libanaises, ces femmes se voient confisquer leur passeport par leur « sponsor ». Mais la série ne les montre pas dans les moments les plus difficiles de leur quotidien. Au contre, on les voit le dimanche, c’est-à-dire le jour de la semaine où elles ne sont plus femmes de ménage. La photographe Myriam Boulos a suivi ces femmes quand elles se maquillent, qu’elles vont danser, qu’elles font leurs propres courses. C’est une réalité qui nous est plutôt inconnue. En revanche, le film documentaire de Maher Abi Samra « Chacun sa bonne » (présenté dans le cycle de films documentaires organisé dans le cadre de l’exposition) nous montre l’autre face de cette réalité : le réalisateur a placé sa caméra dans l’une des agences qui ramène ces jeunes femmes au Liban. Ce documentaire est particulièrement cruel, car il montre comment les familles libanaises recrutent leur employée sur des critères souvent racistes.
De même, concernant les réfugiés palestiniens, j’ai souhaité une autre approche qu’une série de photos « misérabilistes » comme on peut en trouver. La photographe Dalia Khamissy a passé beaucoup de temps auprès des réfugiés syriens. Ses images transmettent certes une grande mélancolie, mais également une note d’espoir : elles retracent les parcours des réfugiés rencontrés, souvent terribles, mais les montrent toujours emplis d’espérance. Quant à la vidéo présentée dans la salle, elle est le travail d’un artiste venu à Beyrouth pour raconter autre chose que les Palestiniens, la guerre, etc. ; mais il avoue finalement avoir été repris par la question des réfugiés palestiniens, qui font partie de Beyrouth. Il suit un artiste palestinien, Abdul Rahman Katanani, qui fabrique des sculptures à partir de tôles ondulées récupérées sur le camp de Sabra où il vit. Le film montre l’opposition entre deux discours sur l’art ; celui tenu par un écrivain, tombé amoureux des sculptures de Katanani présentées dans une galerie parisienne, et qui en vante la dimension artistique, tandis que le sculpteur palestinien insiste pour n’y voir rien d’autre qu’un acte de résistance politique.
« C’est Beyrouth », du 28 mars au 28 juillet 2019, Institut des Cultures d’Islam, 75018 Paris.
https://www.institut-cultures-islam.org/cest-beyrouth/
Lire l’article sur le site Les clés du Moyen-Orient
Les clés du Moyen-Orient propose aux internautes des informations et des expertises scientifiques, rigoureuses et en temps réel sur l’Histoire et l’actualité du Moyen-Orient.
Lire également mais en arabe cette fois, l’article de Rasha Al Atrash (رشا الأطرش) dans Almodon : هذه بيروت.. يا باريس (C’est Byrouth.. Oh Paris), publié le 4 avril 2019.
Lire également « C’est Beyrouth » que seize artistes racontent à Paris et « L’exposition ’C’est Beyrouth’ montre la place de la religion dans le quotidien des Beyrouthins » publiés le 28/03/2019 sur le site du quotidien libanais L’Orient-Le Jour.
Lire également dans l’Agenda Culturel l’entretien ave le commisaire de l’exposition : ‘C’est Beyrouth’ : Un regard contemporain sur la ville à travers ses habitants , publié 28 mars 2019.