Quand le vieux El Hadj Ben Amar reçoit une lettre collective de ses trois enfants, tous exilés en France ou au Canada, une sourde colère l’envahit. Lui qui vit à Alger, avec pour seul réconfort son Coran et son jardin, lui qui n’a jamais supporté la corruption et l’inertie de son pays et a cru transmettre aux siens les valeurs morales dont il a hérité, est forcé d’admettre que ses enfants convoitent une seule chose, Mektouba, sa maison, son paradis terrestre.
Roman au souffle lyrique et syncopé, Mektouba évoque, à la manière d’un Festen arabe, tous les paradoxes d’une famille éclatée, d’une terre dévastée et d’un héritage impossible. Auteur de deux romans, L’enfant des deux mondes et Filiations dangereuses, Karima Berger a publié aux éditions Albin Michel Éclats d’islam et Les Attentives, un dialogue avec Etty Hillesum.
Karima Berger, pour Mektouba, est sélectionnée pour le Prix littéraire de la Porte Dorée.
11 juin 2016
Slimane Aït Sidhoum
Le printemps du patriarche
Karima Berger semble construire son œuvre d’écrivaine sur la mémoire et les histoires familiales.
Ainsi, en jetant un œil à sa bibliographie, on trouve pêle-mêle, L’enfant des deux mondes, Filiations dangereuses, Rouge sans vierge. Cela dénote que ces thématiques généalogiques n’ont pas encore été épuisées pour l’auteure. La plume de l’écrivaine creuse avec lyrisme le sillon des conflits qui tournent autour de l’héritage. Elle se fait archéologue d’un monde qui ne veut pas exhumer ses contradictions et qui a peur que ses secrets ne deviennent publics. Aussi, dès l’incipit, on sent beaucoup de réticences chez le narrateur principal, à savoir El Hadj Yahia Ben Amar, à écrire ses mémoires ou à divulguer les intrigues qui tournent autour de sa maison qu’il a baptisée Mektouba.
Ce mot qui peut se décliner en arabe littéraire comme en arabe populaire et dialectal est lourd de sens. En tournant les pages, le lecteur découvre cette polysémie qui s’explique par les rebondissements, les parcours de vie, les intrigues et les retournements de situation. Mektouba, c’est une tournure du destin, c’est ce qui est écrit et c’est ce que l’on doit écrire. El Hadj Ben Amar, en recevant la lettre collective de ses trois enfants qui lui demandent de se raconter et de leur dire comment il envisage l’héritage de cette grande maison, pique une grande colère. Il prend la demande de ses enfants comme une mise en bière avant terme.
Au crépuscule de la vie du patriarche, les appétits s’aiguisent. Mais El Hadj Ben Amar, qui en a vu d’autres, ne se laisse pas faire. Il compte remettre ses insolents à leur place. Au lieu d’obéir à l’injonction d’écrire ses mémoires, il se lance dans un récit décousu et déchronoligisé. Ainsi, sa narration traverse presque un siècle d’histoire de l’Algérie, en commençant par l’achat de cette maison construite en 1938 par son propriétaire français qui ne pouvait plus supporter l’Algérie à cause de la disparition de deux de ses enfants.
El Hadj Ben Amar voit un signe du destin dans le fait que lui aussi soit né en 1938. Mektouba du coup prend de l’ampleur dans l’histoire de la famille du patriarche, car tout tourne autour d’elle. Elle est comme la matrice qui remplace Dalila l’épouse qui n’a pas survécu à la naissance de son troisième enfant, un mâle nommé Amine. Les deux premiers enfants sont des filles, l’aînée Souad et la puînée Louisa, progéniture que le patriarche appelle « zeriâ », soit la « mauvaise graine ». Des enfants irrespectueux, égoïstes et qui ne pensent qu’à leur confort.
Mais malgré tous les griefs à l’encontre de ses enfants, El Hadj Ben Amar tombe dans le piège tendu et écrit sans s’en rendre compte l’histoire de cette filiation périlleuse. Dans ce jeu extrêmement dangereux de la confession, la parole devient lyrique et intarissable par son érudition.
C’est dans la façon qu’a la langue de se délier que le talent de l’écrivaine Karima Berger se révèle, avec une écriture alerte, des phrases vertigineuses à vous couper le souffle et un sens de la citation qui donne au texte des allures d’encyclopédie. L’auteure valorise le patrimoine culturel arabo-musulman, donne des interprétations rationnelles à des versets du Coran, loin du fanatisme et de tout chauvinisme. Ce roman redonne à cette culture millénaire ses lettres de noblesse et El Hadj Ben Amar le montre lui aussi par son éthique et son comportement à travers sa carrière de grand commis de l’Etat. En effet, le narrateur est issu de cette génération de révolutionnaires qui avait un grand sens du patriotisme et de la notion du service public. Il n’a pas varié d’un iota sa manière de servir ses concitoyens malgré les gouvernements successifs.
El Hadj Ben Amar, vers la fin de sa vie, constate amèrement que son pays a pris les chemins de travers avec les années noires et les grandes affaires de corruption.
Il n’entrevoit l’issue que quand sa fille Louisa, versée dans l’humanitaire, lui fait découvrir « Djnâne », c’est-à-dire le jardin, un village exemplaire qui sert de refuge aux enfants abandonnés. Cette enfance privée d’affection et de parents lui sert de consolation. Il retrouve chez ces enfants sans famille, l’innocence qu’il aimait voir chez ses enfants avant qu’ils ne soient corrompus par le profit et les mœurs étrangères à la culture du pays.
El Hadj Ben Amar vit alors une véritable résurrection au milieu des enfants et décide de les aider. A partir de là, le roman de Karima Berger pose des questions très pertinentes sur l’héritage, les problèmes de succession selon le sexe, sans oublier l’adoption d’un point de vue religieux et philosophique.
Tous les questionnements ne restent pas en suspens, car la plume de l’écrivaine, par sa maîtrise et sa poésie, enchante le lecteur. Les joutes entre El Hadj Ben Amar et ses enfants sont mémorables, un peu comme dans les tragédies grecques. La tante Hlima joue le rôle de la médiatrice qui apaise les tensions. L’auteure nous fait comprendre que les conflits de générations naissent souvent des malentendus et des certitudes qui ne sont pas négociables. Dans cette confrontation violente entre un père et sa progéniture, c’est la littérature qui sort gagnante grâce à la plume heureuse et le sens de la formule de Karima Berger.
Karima Berger, Mektouba, Ed. Albin Michel, Paris, 2016.
Sur le site du journal algérien El Watan
Le quotidien El Watan a été lancé le 8 octobre 1990, dans le sillage des réformes politiques, par vingt journalistes regroupés dans la SPA El Watan. Premier journal indépendant du matin à être édité en Algérie, il a basé sa ligne éditoriale sur un traitement objectif de l’information, en développant des analyses pertinentes, une vérification rigoureuse des informations publiées et un souci constant d’ouverture à l’ensemble des sensibilités politiques du pays, notamment celle de l’opposition démocratique. En savoir plus.
30 octobre 2016
Questions d’islam Ghaleb Bencheikh
Mektoub, « c’est écrit »...
Auteur de deux romans, "L’enfant des deux mondes" et "Filiations dangereuses", Karima Berger a publié aux éditions Albin Michel "Éclats d’islam" et "Les Attentives", un dialogue avec Etty Hillesum. Avec "Mektouba", son roman paru en février dernier, elle éclairera notre réflexion.
Dans une vision biaisée par un certain orientalisme de pacotille mis au service de l’œuvre coloniale, l’idée du mektoub, « c’est écrit », a corroboré l’idée du fatalisme et de la résignation morose en contexte islamique. Et pour dirimer cette idée, l’écrivain Karima Berger vient présenter son dernier livre intitulé Mektouba, au féminin ! Elle le fait, mue qu’elle est par sa culture hybride arabe et française, dans une découverte de l’altérité toujours renouvelée.
Karima Berger est écrivain, auteur de plusieurs romans et nouvelles dont « L´Enfant des deux mondes » et de plusieurs essais dont Eclats d´islam, Chroniques d´un itinéraire spirituel où elle écrit : « Je suis arabe et française, orientale et occidentale, musulmane et laïque, femme et écrivain…Ces sources qui m’animent m’inventent chaque jour… et c’est dans les méandres de leurs flux que je surprends parfois mon reflet, mes reflets ». Femme des deux mondes, femme de dialogue, tournée vers cet autre, cet étranger qui renouvelle son être personnel et spirituel, elle a dialogué dans Les Attentives ( Albin Michel, 2014), avec une jeune femme juive morte à Auschwitz, Etty Hillesum, au travers de la figure d’une petite marocaine dont le portrait ornait le mur face à son bureau.
Son dernier roman, Mektouba (Albin Michel) évoque la question de la transmission et l’héritage d’une culture, d’une religion, d’une maison…
Karima Berger est présidente depuis octobre 2014 du prix « Écritures et spiritualités », anciennement prix des Écrivains croyants fondé en 1977.
Cultures d’islam, un pluriel et un singulier pour dire à la fois les richesses et l’unité d’une civilisation à laquelle nous poserons chaque semaine la question de ce qu’elle peut offrir au trésor universel d’un humanisme partageable entre tous les peuples de la terre.