Première partie
Les clés du Moyen-Orient
Propos recueillis par Yara El Khoury à Beyrouth
Article publié le 11/05/2016
Georges Corm, économiste libanais, est un des éminents spécialistes du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Outre son statut de consultant économique et financier international, il est professeur depuis 2001 à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, dans le cursus des sciences politiques.
Ses ouvrages les plus célèbres sont L’Europe et l’Orient (La Découverte) ; Orient-Occident, la fracture imaginaire (La Découverte) ; La question religieuse au XXIè siècle (La Découverte) ; Le nouveau gouvernement du monde, idéologie, structures, contre-pouvoirs (La Découverte) ; Pour une lecture profane des conflits (La Découverte) ; Le Proche-Orient éclaté 1956-2012, 2 volumes (Folio/histoire). Ils sont traduits en plusieurs langues.
Il vient de publier Pensée et politique dans le monde arabe. Contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècle (La découverte).
Pouvez-vous revenir sur les dernières évolutions liées à l’Etat islamique (avancées et pertes territoriales, bombardements de la coalition, retrait partiel militaire russe) ? Peut-on en tirer une conclusion sur le niveau des forces de l’EI ?
Il faut commencer par s’interroger sur les conditions de la naissance du soi-disant Etat islamique. Ces conditions remontent à l’invasion américaine de l’Irak qui a semé un chaos total dans ce pays et a permis l’émergence tout à fait légitime d’un mouvement de résistance à la présence américaine. Ce mouvement a été dévié de son but d’origine d’opposition à l’occupant américain pour devenir un mouvement anti-chiite en Irak. Entretemps, les Américains avaient réalisé que leur invasion avait été un échec géopolitique puisqu’en fait ils visaient la Syrie et l’Iran qu’ils considéraient comme des ennemis à abattre. Leur invasion de l’Irak était un premier pas pour déstabiliser à partir de ce pays l’Iran et la Syrie. Cette politique machiavélique s’est retournée contre eux, mais ils ont continué de fermer les yeux sur les financements qui venaient d’Arabie saoudite et d’autres Etats du Golfe à ce qui aurait dû être une résistance anti-américaine et qui s’est rapidement développé comme étant une résistance « sunnite » anti-chiite. D’ailleurs, quand on parle de l’Etat islamique, c’est tellement mystérieux cette émergence d’une organisation terroriste qui, en quelques jours, parvient à mettre la main sur 40.000 km² de territoire en Irak, la ville de Mossoul qui tombe sans combat, ce qui rappelait tout à fait la façon dont Bagdad était tombé sans combat en 2003. Je pense qu’il y a eu le même effet de corruption des généraux de l’armée irakienne qu’il y avait eu lors de l’invasion américaine. Les Américains ont refait le même scénario, soit directement soit par l’intermédiaire de leurs Etats-clients, notamment l’Arabie saoudite, le Qatar ou d’autres. Les financements n’ont pas arrêté d’affluer à l’Etat islamique avec la mise en place d’une base-arrière qui est la Turquie, la mainmise sur le pétrole, le commerce du pétrole à travers la Turquie. Par ailleurs, ce commerce existait déjà du temps de Saddam Hussein quand il y avait l’embargo économique. Le phénomène ne peut donc en aucun cas être dû à quelques centaines d’anciens officiers du régime de Saddam Hussein, voire quelques milliers, qui auraient rejoint les rangs de cette organisation, comme beaucoup d’analystes tentent de nous convaincre.
Voilà ce qui explique cette prise de pouvoir par l’Etat islamique. Plus mystérieux encore est le fait que malgré une formidable coalition militaire, on a vu ce pseudo-Etat s’étendre à la Syrie très rapidement, avoir beaucoup de problèmes avec al-Nosra qui est une autre « boutique » terroriste mais qui était elle aussi appuyée de façon très visible par beaucoup de pays occidentaux sous prétexte de lutter contre le « tyran » de Damas, au point que le ministre français des Affaires Etrangères Laurent Fabius disait qu’al-Nosra faisait du bon travail en Syrie, et puis ce jeu de mots que l’on continue de faire sur les groupes « modérés » et les groupes « radicaux ». Encore ce matin dans la presse, il y a une déclaration du ministre américain de la Défense annoncant que la lutte contre Daech va être extrêmement longue. Voilà une espèce d’organisation terroriste qui rappelle les Talibans en Afghanistan, lesquels ont été formés, entraînés, soutenus par l’Arabie saoudite et le Pakistan avec la bénédiction des Etats-Unis au départ aussi. Les Etats-Unis ont soutenu le gouvernement taliban en Afghanistan très longtemps, jusqu’à septembre 2001. Les mêmes apprentis-sorciers continuent d’employer le Moyen-Orient comme champ de manœuvres géopolitiques. Aujourd’hui, la Libye, la Syrie et l’Irak, des pays majeurs, sont en pleine désintégration. Je crois que cela correspond certainement à ce fameux désir de remodelage du Moyen-Orient qui était la doctrine officielle du temps du président George W. Bush, que l’on met moins en avant aujourd’hui, mais qui me semble toujours être à l’ordre du jour, avec les deux alliés des Etats-Unis, l’Arabie saoudite et l’Etat d’Israël, qui ont des politiques condamnables du point de vue des droits de l’homme et de la femme, et avec une opinion dans les pays démocratiques qui est anesthésiée par des médias qui sont aux ordres et qui font une propagande qui ne permet pas aux gens de vraiment réfléchir, une propagande de l’émotion, et l’émotion vise à paralyser toute réflexion.
Actuellement, il est clair que l’intervention russe en Syrie a arrêté l’avancée de Daech dans ce pays. Elle l’a même fait reculer notamment avec la reprise de Palmyre. Ceci n’a pas particulièrement plu aux diplomaties occidentales malgré ce qu’elles en disent. En Irak, il y a eu aussi la reprise de quelques villes secondaires. On parlait de la bataille de Mossoul comme imminente, mais je n’en ai pas l’impression. Je crois que c’est un jeu qui peut durer très longtemps. Rappelons-nous l’Afghanistan qui est resté aux mains des seigneurs de la guerre - les Talibans n’en étaient qu’un élément - jusqu’à ce que les Talibans raflent la mise et suppriment par la violence toutes les autres factions afghanes.
Ce « jeu » est en train de faire déferler des milliers de réfugiés sur l’Europe. Ce phénomène, ainsi que les attentats de Paris et de Bruxelles, ne constituent-ils pas des raisons suffisamment fortes pour que les démocraties occidentales entreprennent réellement de détruire l’Etat islamique ?
Il y a toute une série de problèmes sur ce qu’on appelle l’Islam en Europe. Il y a d’abord la marginalisation socio-économique de nombreux jeunes mais qui ne doit pas nous faire oublier le succès de nombre de Français d’origine maghrébine qui font des carrières dans le monde du spectacle, de l’information, de l’université, de la santé et cela, nous avons trop tendance à l’oublier. La laïcité à la française a très mauvaise presse. Les laïcs ont fait des surenchères islamophobes qui n’avaient aucun sens. Cette islamophobie fait au final le jeu des organisations terroristes se réclamant de l’islam. Quand il y a eu le fameux arrêté du Conseil d’Etat concernant les lycéennes qui portent le voile, disant que c’est à chaque directeur d’établissement de juger de l’opportunité de l’interdire, c’était une démission de l’Etat laïc. Le débat est maintenant transposé à l’université. Aujourd’hui, tout ce qui concerne l’Islam est devenu une source de dramatisation médiatique, car les Etats ont laissé faire. On pense notamment à la Belgique qui a laissé des quartiers entiers de Bruxelles devenir des îlots de radicalisme islamique. L’influence saoudienne et qatarie était souhaitée par les Etats européens. Quand ils cherchaient des imams ils les prenaient en Arabie saoudite. Tous les vendredis, Radio-Orient transmettait à Paris les sermons de La Mecque, des sermons d’un fort radicalisme anti-mode de vie moderne, au vu et au su de tout le monde. J’avais essayé sans succès de sensibiliser au début des années 80 des amis français qui pouvaient avoir des postes de responsabilité. Mais à partir du moment où l’Arabie saoudite est l’alliée géopolitique, tout le reste ne compte pas. C’est une « force du bien ». Aujourd’hui l’OTAN raisonne de la façon suivante : il y a des méchants et il y a des bons. Il n’y a pas de sens de la nuance, il n’y pas d’analyse de la complexité, il n’y a qu’un opportunisme à courte vue où la fin justifie les moyens. Tout ce qui vient d’Israël, tout ce qui vient d’Arabie saoudite au Moyen-Orient, et maintenant tout ce qui vient de Turquie, c’est très bien. Il y a là une espèce de « tendance suicidaire », surtout si l’on pense au dernier accord entre l’UE et la Turquie au sujet des réfugiés syriens, qui va permettre la libre circulation des Turcs dans l’UE. Quand on voit comment la Turquie s’est jouée de l’Europe pendant la crise des réfugiés syriens, les bras nous en tombent.
Vous pensez que l’Europe n’a toujours pas ouvert les yeux ? Ou bien la réaction viendrait-elle trop tard ?
Le système médiatique fonctionne de façon folle sur ce clivage bons/méchants. Alors on essaie de dire par exemple qu’il y a sur le terrain en Syrie de l’Islam modéré dans l’opposition. Ceci dit, on le recherche, on ne le trouve pas. Même l’armée syrienne libre, deux mois après sa constitution, tout son prétendu état-major était en Turquie. On n’a jamais vu une région quelconque contrôlée par l’armée syrienne libre ; c’étaient toujours des organisations de type terroriste de radicalisme islamique. L’aveuglement est là. Est-il voulu ? Est-il le résultat de la bêtise ? Je ne peux pas me prononcer. Qu’aujourd’hui l’Union européenne vienne dire que 80 millions de Turcs pourront circuler sur son territoire en toute liberté, alors que les Européens ont eu ces attentats massifs, alors que certains des auteurs de ces attentats sont venus de Turquie elle-même, cela est plus que surprenant. Par ailleurs, les ambitions saoudiennes et turques sont très fortes, il ne faut pas l’oublier. Il y avait eu aussi l’ambition qatarie qui a été cassée quand cheikh Hamad a été démis. Un beau matin on découvre qu’il a démissionné, qu’il a quitté le pouvoir, lui et son puissant Premier ministre et ministre des Affaires Etrangères. Ils ont compris depuis qu’il fallait faire profil bas, car il semble bien que ce sont les USA qui ont exigé ce brusque départ, sans qu’on en connaisse précisément les raisons.
Où en est la position du régime syrien et de l’opposition ? Dans les médias on entend parler des pourparlers de Genève qui restent cependant obscurs aux yeux du public.
Il y a un double langage américain qui veut montrer en façade qu’on s’entend avec les Russes, on se rencontre, on arrive à décréter un cessez-le-feu, alors qu’ils continuent d’entraîner des éléments de l’opposition. Va se tenir cette semaine une réunion restreinte du groupe des Amis de la Syrie, de ceux qui manipulent les mouvements d’opposition islamique sur le terrain. Je pense que le fond de la politique n’a pas changé. Quand Barack Obama a fait le forcing et qu’il a réussi à obtenir cet accord avec les Iraniens sur le nucléaire, on aurait pu pensé que le bloc saoudo-israélo-néoconservateur américain-français allait mettre la pédale douce, mais non, ça continue. Au sujet de l’accord, je pense que Barack Obama voulait aller plus loin mais l’establishment américain ou le complexe militaro-industriel l’en a empêché. Il avait aussi réglé les relations avec Cuba, ce qui était très bien. Mais il y a une pesanteur indéniable au niveau de l’OTAN, qui est quand même dirigé par le complexe militaro-industriel américain. Malheureusement je ne pense pas que le drame syrien va s’arrêter bientôt.
On est passé d’une trêve aussi soudaine qu’inexpliquée à une reprise des combats, surtout à Alep où ils sont d’une grande intensité.
Alep, c’était la contre-offensive des insurgés en punition de la prise de Palmyre. Ce sont tous ces mouvements islamistes qui envoient à Genève leurs représentants qui se mettent alors en costume et cravate et qui dirigent sous l’œil vigilant de l’Arabie saoudite la délégation de l’opposition. Ces insurgés tiennent par ailleurs de nombreux quartiers d’Alep et des villages environnants. On a vu des images qui rappelaient celles de Beyrouth pendant la guerre 1975-1990 au Liban. Depuis la prise de Palmyre, malgré le cessez-le-feu, les mouvements islamistes sur le terrain n’ont pas beaucoup respecté la trêve sauf là où ils étaient eux-mêmes en difficulté. On oublie aussi de regarder du côté du Golan et de l’Est de la Syrie, ça ne se calme pas non plus.
Mon pessimisme me fait dire que même si demain il y a la paix, la Syrie ne sera plus jamais ce qu’elle était. On fera une reconstruction ratée comme on a fait au Liban, puis en Irak, vous allez avoir les mêmes entrepreneurs véreux qui vont se jeter sur le gâteau. En revanche, je ne crois pas à un dépècement de la Syrie ; il y aura des zones d’influence, mais pas de dépècement en vue. Ce ne sera pas facile de faire émerger plusieurs Etats, comme dans le cas yougoslave, car le nationalisme syrien existe bel et bien. Je crois que se sont créés au fil des ans, comme on les appelle dans le vocabulaire nationaliste arabe, des nationalismes « provinciaux » : un nationalisme syrien, un nationalisme irakien, comme il y a un nationalisme libanais qui regroupe toutes les communautés aujourd’hui. Ils représentent des sous-nationalismes par rapport au nationalisme arabe qui, lui, a plus de consistance théorique. Maintenant vous trouvez que même les Qataris ont une fibre nationaliste, les Koweïtiens, les Bahreïnis, etc… Par ailleurs, regardez le cas du Liban que l’on a essayé durant quinze ans de dépecer, en créant des micro-Etats communautaires, cela n’a pas marché non plus.
Quelle est la situation au Liban sur le plan politique, et sur le plan social, avec la question des réfugiés ? Partagez-vous l’analyse de certains spécialistes qui, évoquant la situation du Liban, établissent une comparaison avec les millions de réfugiés que l’Allemagne a accueillis au lendemain de la Seconde Guerre mondiale et qui ont contribué à relever son économie exsangue ? Pensez-vous, comme eux, que cet afflux important de réfugiés ne peut qu’être bénéfique à terme pour l’économie libanaise ?
Sur le Liban il y a la « grâce divine ». Quand on voit son environnement, quand on voit l’échec de sa classe politique actuellement, on se dit que c’est un miracle. Il faut saluer l’armée libanaise et les organismes de sécurité libanais qui ont fait des efforts massifs pour prévenir l’arrivée d’al-Nosra et de Daech dans la Békaa et éventuellement jusqu’à Beyrouth, cela sans compter les efforts du Hezbollah pour préserver la frontière libano-syrienne à partir de sa présence en Syrie.
En revanche, faire un parallélisme avec les réfugiés qui ont afflué à l’issue de la Seconde Guerre mondiale en Allemagne et qui ont contribué activement à sa prospérité d’après-guerre relève du délire. Ça ne s’applique sûrement pas au Liban, vu la proportion de réfugiés syriens qui s’ajoutent aux réfugiés palestiniens par rapport à la population de souche libanaise et qui représente environ 35% à 40% de la population libanaise de souche. Les craintes sont très justifiées. De toute façon, on a toujours eu des Syriens, comme on avait eu aussi des Palestiniens, qui étaient de la main-d’œuvre à bon marché, et on fait venir la main-d’œuvre à bon marché de partout (Egypte, Soudan, Philippines, Bangladesh, Ethiopie, etc…). Ceci dit, les réfugiés syriens ayant des moyens financiers ont un peu contrebalancé le retrait des riches touristes des pays du Golfe. Des Jordaniens, des Irakiens viennent encore au Liban, de même que les Libanais de la diaspora et beaucoup d’Européens.
Je critique vertement l’économie libanaise parce que c’est une économie d’un capitalisme qui est devenu mafieux. Il y a une concentration de richesse formidable dans Beyrouth et ses alentours, au détriment du reste des régions… mais le Liban est très solide. Je ne vois pas du tout de fragilité, contrairement aux pleurs continus, aux jérémiades des organismes économiques libanais. Il faut regarder les indicateurs économiques, ils ne sont pas catastrophiques, surtout si l’on tient compte de la situation environnante.
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Seconde partie
Les clés du Moyen-Orient
Propos recueillis par Yara El Khoury à Beyrouth
Article publié le 12/05/2016
Georges Corm, économiste libanais, est un des éminents spécialistes du Moyen-Orient et de la Méditerranée. Outre son statut de consultant économique et financier international, il est professeur depuis 2001 à l’Université Saint-Joseph de Beyrouth, dans le cursus des sciences politiques.
Ses ouvrages les plus célèbres sont L’Europe et l’Orient (La Découverte) ; Orient-Occident, la fracture imaginaire (La Découverte) ; La question religieuse au XXIè siècle (La Découverte) ; Le nouveau gouvernement du monde, idéologie, structures, contre-pouvoirs (La Découverte) ; Pour une lecture profane des conflits (La Découverte) ; Le Proche-Orient éclaté 1956-2012, 2 volumes (Folio/histoire). Ils sont traduits en plusieurs langues.
Il vient de publier Pensée et politique dans le monde arabe. Contextes historiques et problématiques, XIXe-XXIe siècle (La découverte).
Pouvez-vous revenir sur la rivalité/hégémonie régionale entre l’Arabie Saoudite et l’Iran et ses répercussions sur la région ?
Cette rivalité n’était pas mise en exergue du temps du chah d’Iran. A l’époque, personne ne parlait de l’Iran chiite et les Arabes avaient plutôt profil bas, y compris l’Arabie saoudite, parce qu’à l’exception des régimes syrien, égyptien et irakien, pratiquement tous les autres régimes arabes étaient alliés de l’Occident. Mais on a eu le malentendu géopolitique qui a été de penser que Khomeiny serait un Frère musulman classique, qu’il collaborerait avec la CIA comme une partie des religieux iraniens l’avaient déjà fait dans le coup d’Etat de 1953 contre Mossadegh qui avait nationalisé le secteur pétrolier iranien alors entièrement aux mains de compagnies anglo-saxonnes. Là aussi, on a eu affaire à des apprentis sorciers. Khomeiny qui était un clerc, pas au plus haut de la hiérarchie, est tiré de son exil irakien, est installé à Paris avec tous les médias du monde entier braqués sur ses déclarations quotidiennes, alors que le régime du chah d’Iran était encore reconnu par les Etats occidentaux. Il est ramené en Iran par l’Etat français comme un futur chef d’Etat, alors que le chah est encore au pouvoir.
Les Américains savaient que le chah d’Iran avait un cancer. A cette époque, c’est le summum de la guerre froide avec la peur de l’extension du communisme dans le tiers-monde. L’URSS va envahir l’Afghanistan lorsque le gouvernement afghan, qui était pro-soviétique et très moderniste, qui libérait la femme afghane et faisait faire des progrès modernisateurs à l’Afghanistan, a vu la révolution dite « islamique » exploser en Iran, ce en quoi il a vu une menace. Rappelons d’ailleurs que la révolution iranienne à l’origine n’avait rien d’islamique. Elle a été une formidable révolution populaire, qui a été confisquée par une partie de l’establishment religieux avec l’appui de l’Occident au départ. C’est au philosophe français, Michel Foucauld, que nous devons l’expression trompeuse de « révolution religieuse » dans laquelle il voyait avec beaucoup de naïveté un retour du « spirituel » en politique ; bien sûr, il a déchanté par la suite, mais l’appellation fausse de révolution religieuse est demeurée. Cette révolution va déraper avec la prise de l’ambassade américaine et la mauvaise surprise pour l’Occident que Khomeiny dénonce le sionisme, ouvre une ambassade palestinienne, en somme fasse tout ce que les régimes arabes ne faisaient plus pour défendre les droits palestiniens.
Pris par cette peur de l’instrumentalisation de l’Islam, les Soviétiques ont réagi en envahissant l’Afghanistan, comme font les Russes aujourd’hui avec leur présence limitée cette fois en Syrie, car ils ont peur d’une future déstabilisation des territoires russes où il y a des communautés musulmanes par les mêmes organisations terroristes agissantes en Syrie. Aujourd’hui, la Russie est en Syrie pour éviter que cette armée de soi-disant djihadistes, une fois le travail terminé en Syrie, ne soit transportée dans le Caucase, en Tchétchénie, au Daghestan et même au cœur du territoire russe. Pour comprendre ce qui se passe aujourd’hui, il faut relire Zbigniew Brzezinski, le conseiller du président Carter, qui a été le théoricien de l’instrumentalisation de l’Islam ; on a d’ailleurs aussi instrumentalisé le judaïsme pour légitimer toutes les pratiques israéliennes de colonisation et d’oppression de la population palestinienne. Il y a notamment un de ses interviews dans le Figaro où le journaliste lui demandait il y a une dizaine d’années : mais est-ce que vous ne regrettez pas cette mobilisation de l’Islam que vous avez faite en Afghanistan ? Il répond de façon éloquente : qu’est-ce que c’est que les retombées négatives que nous pouvons avoir à côté de la victoire que nous avons eue sur l’URSS ?
A votre avis, quels sont les grands défis auxquels le Moyen-Orient est confronté aujourd’hui ?
Le Moyen-Orient est en pièces, du moins pour ce qui concerne sa partie arabe. Pour l’instant, le pétrole continue de couler, y compris en Libye, et on voit comment les prix se sont effondrés. Vous avez les deux puissances importantes, dévouées à l’OTAN, que sont la Turquie et l’Arabie saoudite, lesquelles ont une certaine autonomie propre et un jeu régional spécifique dans les limites fixées par les Etats-Unis. L’Arabie saoudite essaie de renforcer et confirmer le califat occulte qu’elle exerce depuis l’augmentation fabuleuse de ses recettes pétrolières en 1973, non seulement sur le monde arabe, mais aussi sur l’ensemble des musulmans dans le monde à travers la Conférence des Etats islamiques qu’elle a créée et les nombreux canaux d’aides officielles ou occultes. Récemment, la décision de la Ligue des Etats arabes, suivie de celle de l’Organisation des Etats islamiques, de mettre le Hezbollah sur la liste des organisations terroristes est complètement surréaliste. C’est le seul mouvement de résistance qui a réussi à libérer des territoires occupés pendant vingt-deux ans par Israël au Liban et sans que l’Etat libanais n’ait à signer un accord de paix à travers lequel Israël exercerait directement ou indirectement sa tutelle, comme dans le cas de l’Egypte et de la Jordanie et le voici qualifié de terroriste par des Etats arabes ou musulmans qui n’ont jamais bougé leur petit doigt pour venir en aide aux Palestiniens opprimés et occupés. C’est le monde à l’envers. C’est pour cela que je ne vois pas de porte de sortie immédiate. Même en Iran qui porte le flambeau de l’anti-impérialisme et de l’anti-sionisme, vous avez des tiraillements. Une partie de la population iranienne pense qu’il faut cesser de se mêler des affaires régionales. De plus, il y a Donald Trump qui brandit le slogan : l’Amérique d’abord. Les partis d’extrême-droite ont la cote un peu partout en Europe.
Les politiques occidentales à l’égard du monde arabe et du Moyen-Orient, qu’elles aient été américaines ou européennes, sont des politiques proprement ahurissantes. Ce sont elles qui ont créé ce chaos au Moyen-Orient. Souvenez-vous des bombardements massifs sur la Libye au nom de l’OTAN et de la défense du peuple libyen contre son dictateur. Aujourd’hui, c’est le tour du Yémen d’être sauvagement bombardé par l’Arabie saoudite, sous couvert d’une résolution du Conseil de sécurité de l’ONU, bombardements sur l’un des pays les plus pauvres du monde arabe. Mais rappelons-nous aussi les treize années d’embargo économique sur l’Irak, qui loin d’affecter ses dirigeants, ont été responsables de la mort de 500.000 femmes, enfants et vieillards, de l’abaissement dramatique de plusieurs années de l’espérance de vie moyenne des Irakiens et de l’appauvrissement généralisé de cette population qui avait l’un des indices du développement humain le plus élevé dans le monde arabe. A mes yeux, il s’agit d’un véritable crime contre l’humanité, commis en toute impunité sous couvert de résolutions du Conseil de sécurité. Tout donc est aberrant dans ces politiques. Ainsi, un prétendu Etat islamique qui en une semaine conquiert 40.000 km² de territoire, alors qu’on a les satellites et les aviations du monde entier qui sont censés le surveiller et le combattre. Comment, en territoire désertique, si vous avez des avions qui sont dans le ciel tout le temps, peut-on continuer à avancer ? Il faut expliquer tout cela.
Il faut que les démocrates des pays dits occidentaux se réveillent un peu et demandent des comptes à leurs gouvernements. Quand les partis nationalistes, souverainistes, font de l’islamophobie, ce n’est pas cela qui va régler les problèmes ; au contraire ça les aggrave. Il faut donc que les démocrates un peu sains d’esprit interrogent leurs gouvernements, les questionnent. Ce sont quand même des sommes considérables qui sont dépensées. Je pense par exemple à ce qu’a pu coûter au contribuable français les bombardements sur la Libye par l’aviation militaire française. Il faut questionner. Pourquoi la Yougoslavie a-t-elle été démantelée ? C’est pareil. Toutes ces politiques occidentales doivent être remises en question, puisqu’il s’agit de régimes démocratiques, par les démocrates eux-mêmes. S’ils ne le font pas, on ne peut pas le faire à leur place.
Deuxièmement, sur le plan interne dans les pays arabes, cette histoire de sunnites et de chiites est aussi montée de toutes pièces. Là encore on a des documents américains qui montrent très bien que quand le gouvernement américain a réalisé qu’il s’embourbait en Irak sans atteindre ses objectifs de changements de régime en Syrie et en Iran, il a dit qu’il allait faire feu de tout bois pour attiser la rivalité sunnites-chiites à l’échelle régionale. Vous avez un article de Seymour Hersh formidablement documenté sur ce sujet. Du côté des Arabes eux-mêmes, je parlais avant d’une dynamique d’échec qui s’est instaurée à partir des années 60, maintenant c’est une dynamique d’autodestruction. L’Arabie saoudite porte une responsabilité très lourde. Dans le story-telling (ou récit canonique consacré) qu’on a dans les médias et même dans beaucoup de productions académiques, on nous dit que tout cet islamisme radical a été produit par les Républiques laïques totalitaires. C’est une thèse absurde quand on connaît la généalogie de ces mouvements qui sont à rattacher à la politique de l’Occident et à la montée en puissance de l’Arabie saoudite, qui n’est pas séparable du wahhabisme, lequel wahhabisme a prêché lui-même la violence depuis la fin du XVIII° siècle. Ce n’est même pas une école reconnue parmi les quatre écoles juridiques musulmanes. Le hanbalisme, l’école la plus rigoureuse parmi celles-ci, à laquelle les Saoudiens disent être rattachés, ne va pas aussi loin que le wahhabisme. Toute cette destruction du patrimoine, y compris islamique, le wahhabisme l’a pratiquée dès son apparition. A La Mecque, les vieux quartiers où le Prophète a vécu ont été détruits pour construire à la place des hôtels de luxe. Les Bouddhas de Bamiyan détruits par les Talibans, les dégâts archéologique faits à Mossoul et à Palmyre par le prétendu Etat islamique, de même que la destruction du buste d’al-Moutanabbi en Syrie, le grand poète de l’Islam classique, aujourd’hui les ravages sur le sublime patrimoine architectural du Yémen faits par l’Arabie saoudite : tout cela ressort de la même dynamique wahhabite, couverte et légitimée par les interventions des membres de l’OTAN, sous la direction des Etats-Unis.
Ce que je rappelle dans mon dernier livre, Pensée et politique dans le monde arabe*, c’est que la culture arabe à l’origine est une culture de la poésie notamment la poésie amoureuse, du talent oratoire, de la musique, autant d’arts majeurs jusqu’aujourd’hui dans la vie des sociétés arabes. Tout le monde a oublié ces évidences de base qui font que les radicalismes dits islamiques sont en réalité anti-islamiques. L’Islam depuis quelques décennies a été résumé à trois penseurs : Sayyed Qutb, le grand inspirateur des Frères musulmans, Ibn Taymiyya, le juriste du XIV° siècle, connu pour ses vues anti-chiites et enfin Abou al-Alâ’a al-Mawdudi, le penseur radical pakistanais. L’on a oublié aujourd’hui les grands juristes qui ont développé des jurisprudences formidables de plasticité et d’intelligence, on a oublié la mystique musulmane, mais aussi la série des grands réformateurs arabes musulmans depuis le début du XIX° siècle jusqu’au milieu du XX° siècle. Aujourd’hui, presque tous les écrits académiques et médiatiques tournent autour de ces trois noms. Toute la richesse et la variété de la culture arabe a été gommée.
* Pensée et politique dans le monde arabe : contextes historiques et problématiques, XIX°-XXI° siècles, La Découverte, 2015.
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