Que traduit-on en arabe ? Entretien avec Richard Jacquemond

, par Mohammad Bakri


En toutes lettres


Le 8 mai 2019
En toutes lettres
Propos recueillis par Kenza Sefrioui


Richard Jacquemond : Que traduit-on en arabe ?


Dans un article intitulé « La traduction en arabe du roman mondial (1991-2015). Jalons pour une enquête », publié dans Les Occidents des mondes arabes et musulmans, Afrique du Nord XIXe-XXIe siècles, ouvrage collectif dirigé par Maxime de Fiol et Claire Mitatre (Geuthner, 2018), Richard Jacquemond s’intéresse à la question négligée de la production romanesque traduite en arabe, de 1900 à nos jours, et en retrace l’histoire et les enjeux.

Spécialiste de littérature arabe moderne, Richard Jacquemond est professeur à l’université Aix-Marseille au sein du département des études Moyen-Orientales et chercheur à l’IREMAM, l’Institut de recherches et d’études sur le monde arabe, a en effet travaillé plus de quinze ans en Égypte et est l’auteur de nombreuses publications scientifiques portant sur la création littéraire arabe contemporaine ainsi que sur les travaux de traduction vers et depuis l’arabe. Il a également traduiten français de nombreux ouvrages (romans, nouvelles et un recueil de poèmes) d’auteurs, surtout égyptiens, notamment Sonallah Ibrahim.

Martin Gautier

Quelles sont aujourd’hui les spécificités de la traduction littéraire dans le champ éditorial arabe ?

D’abord, il est difficile de s’en faire une idée précise compte tenu de la diversification de l’édition arabe (alors qu’autrefois Le Caire et Beyrouth étaient en position de quasi-duopole, aujourd’hui une édition nationale s’est développée dans la plupart des pays arabes, mais souvent les livres circulent peu ou mal d’un pays à l’autre).

Cela dit, mes enquêtes bibliographiques m’amènent à noter quelques tendances générales : la présence assez discrète des genres et auteurs les plus populaires dans les marchés occidentaux aujourd’hui (roman policier, romance, fantasy…) et, par conséquent, de la production nord-américaine et anglo-saxonne en général qui domine ces genres sur le marché international. D’ailleurs il en va de même pour la littérature nord-américaine canonique ou high brow, assez peu présente.

Les grands romanciers américains d’aujourd’hui sont très peu visibles en traduction arabe, beaucoup moins que sur les marchés européens en tout cas. Comparativement, les littératures européennes (française, allemande, italienne, espagnole…) sont plutôt mieux représentées, ainsi que la littérature d’Amérique latine, celle de la « génération du boom » en particulier.

En revanche les autres littératures du Sud (Afrique) et d’Orient sont peu présentes, à part quelques grands noms. Autre particularité, la forte présence en traduction arabe des auteurs arabes d’expression française ou anglaise, une forme de « retour du texte » bien légitime et qui ne concerne pas que la littérature d’ailleurs.

Vous faites ce triste constat que « à l’instar de ses pairs travaillant vers les grandes langues centrales, le traducteur arabe reste un écrivain de seconde main et de second plan, qui ne s’autorise pas ou à qui on n’autorise pas les libertés reconnues à l’écrivain de première main. » Comment dépasser cette situation ?

C’est vrai en dehors du monde arabe aussi, mais le problème actuellement dans l’édition arabe c’est la raréfaction des « grands traducteurs », et aussi du profil de l’écrivain-traducteur, qui étaient plus fréquents dans les générations anciennes, quand la traduction avait plus de prestige parce qu’elle était associée au projet nahdawi.

De ce point de vue la situation actuelle est plutôt révélatrice d’une « normalisation » du statut du traducteur arabe : il « s’invisibilise », comme le traducteur anglais ou français. Il n’empêche que même si l’on a souvent tendance à déprécier leur travail, je suis convaincu qu’il y a d’excellents traducteurs en activité aujourd’hui et qu’il y en a de plus en plus au fur et à mesure que la situation du marché éditorial s’améliore.

Il reste un problème particulier qui est lié à la question de la diglossie fusha/darija : les écrivains de première main ont depuis un bon moment déjà fait voler en éclat la barrière qui séparait l’arabe écrit de l’arabe parlé, mais c’est forcément plus difficile à faire pour les traducteurs, ne serait-ce que parce qu’insérer de la darija dans un texte traduit d’une langue étrangère revient forcément à le « localiser » dans un espace particulier. Mais cela aboutit à des choses assez terribles, comme cette traduction égyptienne du Voyage au bout de la nuit de Céline dans un parfait arabe littéraire !

Vous plaidez pour une sociologie des traducteurs. Pourquoi et que peut-elle apporter à la compréhension des enjeux du secteur ?

Parce que ceux qui les exercent sont justement formés à exercer le magistère de la parole, les métiers intellectuels sont ceux qu’on a le plus de mal à considérer objectivement, et donc ceux pour lesquels l’objectivation sociologique s’impose avec le plus d’urgence. Cela vaut aussi pour les traducteurs.

Par exemple, il y a chez nous toute une mythologie du traducteur « passeur entre les cultures » qui ne nous dit rien sur les conditions objectives, historiquement et socialement situées, dans lesquelles travaillent ceux qui s’adonnent à la traduction – le plus souvent à côté d’autres activités, ce qui est justement un élément parmi d’autres qu’on a tendance à oublier dans cette construction mythologique du « passeur ».

Il y a eu pas mal d’enquêtes de type sociologique en Europe ; de même en France une équipe collective vient d’achever une Histoire des traductions de langue française – le dernier volume paraît le 19 mai prochain. Mais de l’autre côté de la Méditerranée, que sait-on précisément (objectivement) des traducteurs arabes ? Pas grand’ chose. C’est un beau programme de recherche…

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