Mohamed Iqbal, penseur d’un autre Islam

, par Mohammad Bakri


Les clés du Moyen-Orient


Les clés du Moyen-Orient
Par Nicolas Hautemanière
Article publié le 02/09/2014


Mohamed Iqbal (1877-1938) est un poète et philosophe musulman originaire des Indes britanniques. Bien qu’il soit considéré comme le père spirituel du Pakistan moderne, la fécondité de sa pensée politique et religieuse interdit de réduire son œuvre à celle d’un simple militant nationaliste de la décolonisation. Sa relecture radicale de l’Islam et la complexité de ses idéaux politiques en font l’un des grands penseurs musulmans du XXe siècle, dont la réception dépasse largement les frontières de son pays natal.

Parcours biographique

Né le 9 novembre 1877 à Sialkot, dans la région du Pendjab, Mohamed Iqbal grandit dans une famille musulmane religieuse et traditionnelle. Ses capacités intellectuelles lui permirent néanmoins très tôt de quitter ses terres d’origine : il se lia en effet d’amitié avec le philosophe britannique Thomas Arnold (1864-1930), qui l’encouragea à poursuivre ses études en Angleterre, au Trinity College de Cambridge, où il était lui-même professeur. Mohamed Iqbal y étudia la philosophie de 1905 à 1908 et y publia sa thèse de doctorat sur La Métaphysique en Perse, avant de retourner en Inde où lui était offert un poste de professeur au Government College de Lahore.
Appartenant aux élites occidentalisées de sa province, il entama naturellement une carrière juridique et politique. Il devint avocat en 1911, puis s’engagea dans le « Mouvement pour le califat » (Khilafat Movement), à l’heure où la jeune République Turque discutait de la réforme de cette institution autrefois liée au sultanat de l’Empire ottoman. La chute définitive du califat, qui survint en 1924, constitua une rupture dans son engagement politique. C’est en effet après l’échec d’une refondation de cette institution qu’il s’engagea dans la All-India Muslim League, dont il fut le président annuel en 1930. Il ne s’agissait plus pour Mohamed Iqbal de lutter pour l’union de l’intégralité des Musulmans sous l’égide d’un unique calife, mais d’obtenir des Britanniques l’autonomie des régions islamiques des Indes Britanniques.
Il mourut en 1938, dix ans avant que ne soit réalisée l’indépendance pakistanaise, à laquelle il avait fourni ses fondements théoriques.

Une nouvelle philosophie de l’Islam

La grande familiarité qu’acquit Mohamed Iqbal avec le mode de vie européen et la philosophie occidentale lors de son séjour à Cambridge est décisive pour comprendre la conception de l’Islam qu’il défendit tout au long de son existence.
Deux expériences marquèrent cette période de sa vie. La première est la prise de conscience de l’écart scientifique et technique séparant les mondes musulman et occidental à l’aube du XXe siècle. Bien qu’il récusât le matérialisme allant de pair avec le développement économique de l’Europe, il lui importait de comprendre les causes du décrochage des régions islamiques. Cette interrogation n’était d’ailleurs pas propre à Mohamed Iqbal mais marquait profondément les sphères intellectuelles musulmanes de la fin du XIXe et du début du XXe siècle. On en trouve un écho tardif mais particulièrement éloquent dans la publication de l’essai du Syrien Sakib Arslan répondant au titre lapidaire de « Pourquoi les Musulmans sont-ils en retard alors que les autres sont en avance ? » en 1939. La seconde expérience qui marqua Iqbal durant son séjour en Europe fut la prise de contact avec la philosophie d’Henri Bergson. En 1907, ce dernier était au faîte de sa gloire : cette année-là, il publiait L’évolution créatrice, qui reçut un accueil triomphal et fut lue avec enthousiasme par le jeune Mohamed Iqbal. Il y défendait une philosophie de la vie, une pensée du mouvement et une conception « vitale » du réel, opposées à la tradition de philosophie contemplative héritée de la philosophie grecque.

C’est à partir de sa lecture de Bergson que Mohamed Iqbal entendait à la fois expliquer le « déclin » supposé du monde musulman et contribuer à un renouvellement complet de sa culture. Si les cultures islamiques étaient incapables de modernité, c’est qu’elles s’étaient figées depuis le XIIIe siècle. La vitalité de la pensée musulmane des premiers temps aurait alors était perdue. Le poids des autorités religieuses aurait fait de l’interprétation du Coran un simple exercice de mémorisation de gloses anciennes, condamnant toute nouveauté quant à l’exégèse des textes sacrés. L’avancée du temps historique n’aurait plus été perçue que de manière négative, comme un élément venant progressivement corrompre l’Islam « pur » des premiers siècles. Ainsi s’expliquerait, d’après Mohamed Iqbal, que le monde musulman contemporain se soit montré incapable de prendre sa part à la modernisation scientifique, économique et culturelle du XIXe siècle.

Face à ces pesanteurs, Mohamed Iqbal entendait « remettre l’Islam en mouvement », c’est-à-dire lui rendre sa vitalité et renouer avec la tradition interrompue au XIIIe siècle. Reprenant à Bergson l’idée que la culture, la religion et la Création toute entière sont des objets « vivants », il défendait la nécessité d’une relecture continuelle du Coran, devant sans cesse en faire renaître le sens dans un monde aux contours changeants. A ce principe, Iqbal donnait le nom d’ijtihad, que l’on pourrait traduire par « effort d’adaptation constant ». Pour l’expliquer, l’auteur aimait à citer une tradition prophétique relative à Muâd Ibn Jabal. Ce dernier était chargé par Mahomet de veiller au bon gouvernement de la population yéménite récemment convertie à l’Islam. Mahomet s’entretient avec son jeune protégé : « Ô Muhâd, lui demanda-t-il alors, que feras-tu lorsque l’on soumettra un cas à ton jugement ? Je jugerai conformément au livre de Dieu. Le prophète de reprendre : et si tu ne trouves aucune solution dans le livre de Dieu ? Muâd : Alors je jugerai conformément à la coutume de son Messager. Le prophète d’insister : et si tu ne la trouves pas dans la coutume du Messager ? Alors, dit Muâd, j’utiliserai le raisonnement en toute liberté (ijtihad) pour former ma propre opinion [1] ». Ainsi, Mahomet aurait confié à ses disciples la responsabilité de faire évoluer les règles religieuses aux nouvelles situations se présentant dans le monde. La nouveauté, loin d’être un facteur de dégradation de l’Islam, serait le gage de sa vitalité et de la poursuite de l’œuvre entamée par le Prophète. Réformé, l’Islam pourrait retrouver une nouvelle modernité et épouser les transformations du monde contemporain.

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