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Les intellectuels arabes en France Éditeur : La Dispute

, par Mohammad Bakri

Les intellectuels arabes en France

Les historiens et les sociologues, et plus particulièrement ceux d’entre eux qui s’intéressent aux relations entre la France et le monde arabe ou à la circulation internationale des intellectuels et des idées, trouveront un grand intérêt à la lecture de l’ouvrage du sociologue Thomas Brisson sur la présence à Paris, entre le début des années 1950 et la fin des années 1970, d’étudiants et d’intellectuels originaires du Maghreb ou du Machrek ayant choisi de prendre le monde arabe pour objet d’étude. Bien qu’ils resteront parfois un peu sur leur faim – car le livre n’aborde pas, ou alors très peu, la question de la réception de la migration et celle du croisement des images de l’Autre – ils y apprendront beaucoup sur la trajectoire des migrants, leurs motivations, leurs stratégies et leur influence sur le milieu des études arabes.

En plus d’analyser les motivations qui poussent les intellectuels arabes à migrer (attrait de Paris) et les conditions qui permettent la migration (francophonie et rattachement précoce des futurs migrants à un univers culturel occidental), l’auteur propose une histoire des migrations des intellectuels arabes vers la France dont il retrace les grandes lignes depuis le début du XIXe siècle. Le choix du temps long permet ainsi d’estimer à sa juste mesure le tournant qui s’opère à partir de la moitié des années 1950. Alors que les intellectuels arabes sont, jusqu’à cette date, absents des structures orientalistes parisiennes et cantonnés dans des postes subalternes d’enseignement, ils occupent, dans les années 1960 et 1970, une place toujours plus prépondérante dans le champ français des études arabes qu’ils contribuent fortement à renouveler.


L’orientalisme en crise

Leur entrée dans le champ des études arabes se fait à la faveur de la crise morale que traverse l’orientalisme français au moment des décolonisations et que diagnostique dans un article de 1963, l’amplifiant du même coup, le sociologue égyptien Anouar Abd-el-Malek. Paru dans une revue de l’UNESCO, l’article, intitulé « L’orientalisme en crise », dénonce l’orientalisme classique, désigné comme l’un des instruments de l’asservissement de l’Orient à l’Occident, et réclame une place pour les intellectuels arabes dans la production des savoirs sur le monde arabe. L’orientalisme traditionnel, celui de la Sorbonne, s’était pourtant assigné, au début des années 1950, la mission d’intégrer dans ses rangs des intellectuels d’origine arabe, ce qu’il a notamment fait à travers l’ouverture à des auteurs arabes de la revue Arabicaet la formation de thésards arabes en nombre croissant.


L’apport des sciences humaines

Mais il était trop tard car les ennemis de l’orientalisme classique étaient désormais trop nombreux, à commencer par les sciences humaines qui commençaient à investir les études arabes par l’entremise d’orientalistes marginaux par leur parcours ou par leur adhésion au marxisme. Le cas d’Anouar Abd-el-Malek est révélateur. S’il parvient pour écrire son article à se dégager de l’emprise des orientalistes de la Sorbonne auxquels il doit sa formation, c’est parce qu’il peut désormais bénéficier, dans le champ des études arabes, d’appuis solides à l’intérieur de groupes ayant acquis ou en train d’acquérir une légitimité ou une reconnaissance institutionnelle : le groupe que constituent les orientalistes les plus novateurs et les plus ouverts aux problèmes contemporains d’abord (avec, en tête de file, Jacques Berque et Claude Cahen), le groupe des sociologues et des chercheurs issus des nouvelles sciences humaines ensuite, le groupe des intellectuels arabes enfin.

Profitant du développement d’espaces alternatifs de socialisation scientifique, les intellectuels arabes accompagnent ainsi et accélèrent la mutation des études arabes qui se dégagent de la tradition philologique de l’orientalisme classique pour intégrer les apports des sciences humaines. Dans les années 1970, la déconcentration universitaire qui conduit à la création, en dehors de la Sorbonne, de plusieurs centres de recherche sur le monde arabe, l’augmentation des postes qui favorise la diversité des recrutements, l’accélération des carrières qui conduit les « modernes », souvent les plus jeunes, à la prise de responsabilités, achèvent d’effriter le monopole de l’orientalisme classique.

L’étude de Thomas Brisson digérée, il convient maintenant de voir si la participation de chercheurs arabes et la mobilisation des sciences humaines dans la production du savoir sur le monde arabe ont su, au final, modifier l’image qu’ont les Français du monde arabe, de son histoire et de ses problèmes.

Mathieu BOUCHARD

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