Les bains d’al-Andalus (VIIIe-XVe siècle) de Caroline Fournier Presses universitaires de Renne (PUR) - 2016

, par Mohammad Bakri


Auteur(s) : Caroline Fournier
Titre : Les bains d’al-Andalus (VIIIe-XVe siècle)_ Préface : Christine Mazzoli-Guintard
Éditeur : Presses universitaires de Renne (PUR)
Collection : Histoire
Année d’édition : 2016
Nombre de pages : 336 p.
ISBN : 978-2-7535-4365-2

À partir des sources écrites arabes et des données archéologiques les plus récentes, cet ouvrage reconstitue les formes, les espaces et les fonctions du bain dans un espace aux marges du dār al-Islam. Il observe avec un regard neuf les différentes fonctions traditionnellement associées au bain, qu’elles soient hygiénique, sociale ou religieuse dans les villes et les villages, les espaces publics comme privés, depuis l’époque omeyyade jusqu’à la période nasride en al-Andalus.

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Introduction (Fichier pdf, 874 Ko)

Table des matières (Fichier pdf, 698 Ko)

4e de couverture (Fichier pdf, 39 Ko)


Caroline Fournier

Docteure en histoire et archéologie médiévale, Caroline Fournier poursuit ses recherches sur l’Occident musulman en tant que membre associé au Centre de recherches en histoire internationale et atlantique (CRHIA, université de Nantes). Boursière de l’Instituto de Estudios Ceutíes (Ceuta, Espagne), elle a également réalisé une étude sur les bains de Ceuta au Moyen Âge, sous presse.



Bâtir des hammams en Espagne


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Résumé : Quelle place pour les bains et leur nudité dans l’Espagne musulmane du Moyen Âge ?


Une vingtaine de femmes nues, dans des poses alanguies : en 1862, Ingres représente ainsi Le Bain turc. Autant le dire tout de suite, on ne trouvera pas, dans ce livre, de scènes aussi troublantes : Caroline Fournier propose ici un ouvrage d’archéologie médiévale qui interroge les hammams d’al-Andalus. Brassant un très grand nombre de fouilles, plus ou moins récentes, s’appuyant sur des études de cas précises l’auteur vise à repenser la place des complexes balnéaires, leurs architectures plurielles, la façon dont ils s’insèrent dans les tissus urbains. L’étude est d’autant plus intéressante que le hammam est l’un des grands lieux fantasmés par l’Occident, notamment dans les écrits et les peintures romantiques du XIXe siècle : les ruines des hammams de Grenade ou de Cordoue, entre mystères de l’Orient et images érotiques, fascinent les voyageurs et les premiers archéologues. D’où le tableau d’Ingres, ou celui de Gérôme, La grande piscine de Brousse.

Construire un bain

Caroline Fournier se penche avant tout sur la construction de ces bains, en proposant un très grand nombre de plans de hammams, redessinés par ses soins. Ces plans sont très utiles, car ils permettent de proposer une typologie des bains et de dégager un « modèle andalusi ». L’auteur n’hésite pas à souligner qu’un grand nombre d’affirmations répandues dans l’historiographie ne reposent sur rien : ainsi de l’utilisation de la chaudière, très rarement attestée en réalité . En étudiant la façon dont les premiers bains apparaissent, l’auteur insiste avec force sur la rupture avec l’Antiquité romaine : les hammams médiévaux ne sont pas les héritiers des thermes romains, l’immense majorité d’entre eux étant construits ex nihilo et non dans d’anciens bains romains récupérés. Entre-temps, en effet, les Wisigoths chrétiens ont peu à peu oublié la pratique du bain, sauf pour le rite du baptême, un oubli renforcé et encouragé par l’Église qui se méfie de la nudité du bain et des soins du corps. L’auteur note, d’une façon tout à fait intéressante, que cette méfiance se retrouve également en islam : pour les juristes, le hammam est un lieu moralement suspect, voire dangereux. Dans les vapeurs d’eau, le péché rôde...

Les hammams sont donc une invention médiévale : beaucoup plus petits que les balnea antiques, ils utilisent moins les bassins à proprement parler, préférant chauffer l’eau jusqu’à évaporation pour faire transpirer les baigneurs. Reste bien sûr un grand nombre de continuités entre les deux espaces : les architectes musulmans récupèrent des techniques de construction et des matériaux déjà utilisés par les Romains. Les premiers bains attestés appartiennent à des palais ; ce n’est qu’au fil du temps que des bains publics, destinés à la population urbaine, apparaissent.

Ces apparitions ne sont pas anecdotiques : le hammam, comme le souq, la mosquée, la médina, contribue à « l’islamisation du paysage monumental » . Il participe aussi de l’invention d’une identité andalouse, distincte des modèles proche-orientaux : les hammams y sont construits en pierres sèches, alors que ceux d’Al-Andalus privilégient les briques.

Pratiques et acteurs des hammams

Autour des hammams gravitent surtout une kyrielle d’acteurs divers. L’auteur se penche sur les chantiers en eux-mêmes, qui mettent en jeu des commanditaires, des professionnels de la construction et des artisans variés. Les sources sont peu nombreuses et Caroline Fournier sait palier cette pauvreté documentaire en utilisant parfois une approche ethno-archéologique, interrogeant les pratiques actuelles du hammam au Maghreb. On aurait vraiment souhaité que toutes les sources soient traduites en français : citer un auteur médiéval arabe dans sa traduction contemporaine espagnole ou anglaise surprend et gêne parfois la lecture. Si certains chapitres tournent parfois à la liste un peu aride – ainsi du chapitre IV, sur les différents éléments qui composent un hammam –, d’autres sont davantage problématisés – toute la troisième partie, sur les pratiques du bain, est passionnante, et on ne pourra que regretter qu’elle soit aussi courte.

On se rend compte, surtout, à quel point le hammam est un bon point d’observation de la vie quotidienne : les voisins des hammams se plaignent des fumées permanentes venues des feux nécessaires pour chauffer l’eau, les princes y font assassiner des invités, les juristes légifèrent sur la longueur minimale du caleçon qu’il faut y porter, les « gens curieux » de la ville grimpent sur les toits pour tenter d’apercevoir les femmes qui viennent se baigner nues... Autour du hammam gravitent un ensemble de métiers qui occupent toute l’échelle sociale, depuis le patron du bain, souvent très riche, jusqu’aux plus méprisés des garçons de bains et des masseurs, sur lesquels rejaillit la méfiance des juristes pour le bain.

Le bain entraîne un ensemble de pratiques sociales. Caroline Fournier souligne très bien qu’un grand nombre d’historiens et d’archéologues ont souvent plaqué le modèle des thermes antiques sur les hammams médiévaux, en en faisant des lieux-clés de la sociabilité urbaine. Or les bains d’Al-Andalus n’obéissent pas à ce modèle : on ne s’y rend pas pour discuter ou pour faire des affaires, mais pour s’y laver. Ils sont surtout faits pour y pratiquer les ablutions rituelles si importantes dans la religion musulmane, même si la plupart des juristes médiévaux soulignent que l’eau du hammam, utilisée par un grand nombre d’individus, n’est pas assez pure pour effectuer l’ablution majeure. Ce lien entre le bain et la religion est manifestée topographiquement : un grand nombre de ces hammams sont d’ailleurs articulés à une mosquée. Caroline Fournier propose, pour montrer cette articulation, plusieurs plans de villes qui auraient gagné à être redessinés, car ils sont souvent flous et peu lisibles. Se baigner revêt aussi une valeur thérapeutique – même si une étude récente souligne que les bains romains ont en fait favorisé la propagation de certains parasites... Les bains médiévaux, comme les bains romains, ne sont pas mixtes : les femmes y ont accès pendant certaines heures réservées, en sorte que les bains sont probablement l’un des grands espaces de rencontre des femmes, où se négocient les mariages et où circulent les rumeurs. Par contre, là où les thermes antiques sont des lieux de mixité social, les hammams andalous maintiennent au contraire les hiérarchies : on y trouve en effet des alcôves que les personnes aisées peuvent réserver. À la différence des thermes romains, l’entrée des hammams est payante : le hammam est un business, souvent rentable. Enfin, il n’est absolument pas sûr que les Juifs et les Chrétiens aient eu accès aux bains. En tout cas, cet accès devait être réglementé, surtout à partir des Almohades, en sorte que les hammams andalous ne sont pas l’un des symboles de cette « Espagne des trois religions » dominée par une convivencia sur laquelle on est beaucoup revenus ces derniers temps.

Caroline Fournier propose ici une belle étude, qui souligne à quel point les bâtiments sont des clés d’entrées pertinentes pour étudier les pratiques sociales des sociétés d’hier. Le hammam met en jeu la religion et le droit, l’hygiène et le loisir, l’économie et l’architecture. Une histoire sociale des bains, qui permet de proposer une histoire de la société à travers les bains : une perspective finalement bien plus excitante que les rêveries érotiques d’Ingres et Gérôme....

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Article de Florian BESSON, Bâtir des hammams en Espagne, publié le lundi 06 juin 2016 sur le site Notification.fr


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