Culture et politique arabes

Le roman arabe, une fiction qui n’est pas sans prix Par Yves Gonzalez-Quijano

, par Mohammad Bakri


26 mai 2015


Alors que le « monde arabe » s’enfonce toujours un peu plus dans le chaos, on a peine à croire que la région a pu vibrer, depuis la « Renaissance » du XIXe siècle (nahda), à l’unisson de ses écrivains, interprètes de ses rêves d’indépendance et de progrès. Un silence de mort règne là où résonnait, il n’y a même pas une décennie, la parole vivante d’un Mahmoud Darwich pour ne prendre que cet exemple. Les royaumes et émirats pétroliers du Golfe achètent désormais, à grands coups de prix richement dotés, ce qui passe pour la création littéraire actuelle.

Comme le rappelle Yazan El-Hajj, c’est à partir de la fin des années 1980 que différents États ont créé ces compétitions prestigieuses, le plus souvent achetées clés en main à des institutions anglo-saxonnes trop heureuses d’exporter leur modèle pour s’interroger sérieusement sur l’inscription de leurs pratiques dans le tissu culturel local. Non sans argument, il explique ainsi qu’on a vu au fil des ans se mettre en place une « cartographie falsifiée » de la création littéraire, une sorte de « Ligue arabe des lettres » qui a contribué, en dépit d’une relative diversité nationale des auteurs récompensés pour faire plaisir à tout un chacun, à imposer toujours davantage la domination totale de la forme romanesque, au détriment de la nouvelle, pourtant essentielle dans la constitution d’une prose arabe moderne.

Mais l’inflation des prix littéraires s’accompagne d’autres effets pervers. Lui-même récompensé (par le prix Mahfouz, qu’organise depuis 1996 l’Université américaine du Caire et qui est un des rares à avoir quelque crédit dans le milieu littéraire), le romancier Khalil Suwayleh, à l’occasion d’une enquête où bien des auteurs ont réclamé l’anonymat, dit tout haut ce qui se raconte à voix basse depuis pas mal de temps. A savoir que le travail des écrivains s’inscrit de plus en plus dans la logique qu’impose le marché des prix. Comme les stars de la fiction arabe peuvent imposer à leur éditeur que leur texte soit énergiquement recommandé à tel ou tel jury, les jeunes romanciers, se sachant plus ou moins exclus d’entrée de jeu par ce système, s’efforcent de suivre à la lettre la recette qui doit conduire au succès : un terroriste par ci, un homosexuel persécuté par là, les ingrédients pour faire prendre la sauce sont bien connus ! Les débutants ne sont pas les seuls d’ailleurs et leurs aînés se prêtent aussi à ce que le romancier syrien Khalil Al-Neimi appelle, non sans raison, une avilissante foire aux enchères.

Dans des compétitions qui rassemblent des centaines d’œuvres, les jurys sont forcément suspectés de ne pas être des modèles de rigueur. L’été dernier, un critique saoudien a fait beaucoup de vagues en s’en prenant au très célèbre International Prize for Arabic Fiction, décerné par Abu Dhabi depuis 2007. Plus connu sous le nom de Booker arabe, cette récompense est devenue le Saint Graal rêvé par tous les auteurs de la région. Savamment orchestrée tout au long de l’année avec des pré-sélections, une short list et la grande annonce finale, la compétition offre un concentré de manœuvres en tout genre, fausses déclarations, sorties fracassantes et autres coups bas en coulisses qui, sans grand rapport avec la chose littéraire, révèlent en revanche des enjeux éminemment politiques.

En effet, dans une région où les statistiques de lecture sont épouvantables – un quart de page par an et par habitant d’après une récente enquête du Conseil supérieur de la culture égyptien – les conséquences néfastes des nombreuses et somptueuses récompenses ne sont pas seulement littéraires. Les enjeux de pouvoir associés à ces prix sont même très évidents comme le montre à loisir le lancement de la dernière initiative en date, le prix Katara. Celui-ci, dernier né des grands prix littéraires régionaux, met sur la table quelque 650 000 dollars, « quatre fois plus que le prestigieux Booker arabe » comme le proclame ingénument la maigre notice qui lui est consacrée sur Wikipedia ! Les responsables qataris s’en cachent à peine : leur munificence toute princière a surtout comme objectif de damer le pion aux frères arabes du coin, en l’occurrence les Émirats arabes unis !

Auteur et critique égyptien, Sayyid Mahmood éclaire d’un jour cruel cette cuisine prétendument littéraire aux forts relents de soft power. Publié plusieurs jours avant l’annonce des résultats, son article n’en déroule pas moins l’essentiel du palmarès pour ce qui est de la catégorie « romans publiés ». Son pronostic gagnant se fonde sur une analyse qui n’a rien d’artistique, bien au contraire. Partant du principe que les Qataris veulent faire un coup d’éclat et si possible faire oublier le succès du prix patronné par les voisins émiratis, il table sur le fait que les récipiendaires se trouveront nécessairement parmi les perdants des grands prix régionaux, à commencer par ceux du Booker arabe, nominés mais finalement écartés. Il annonce ainsi les succès, confirmés mercredi dernier, de l’Algérien Wassini Laredj, du Soudanais Amir Taj al-Sir et de l’Égyptien Ibrahim Abdel-Méguid.

Ce dernier offre d’ailleurs la triste et pénible illustration des fourches caudines sous lesquelles les romanciers acceptent de passer. Écrivain reconnu (plusieurs de ses livres sont traduits en français), partisan déclaré de la révolution dont il fut l’un des hérauts (à ne pas confondre avec héros), Ibrahim Abdel-Méguid se prête à ce jeu qui n’est pas loin d’être une mascarade. Comme l’ensemble de ses collègues, il fait semblant de croire que les autorités qataries, qui n’hésitent pas à emprisonner leurs poètes quand ils les dérangent, vivent un amour sincère avec les œuvres de fiction écrites en arabe… et il touche son chèque de 60 000 dollars. Et tant pis, comme le souligne Sayyid Mahmood, si le Qatar fait partie, avec l’Arabie saoudite et les Émirats, des grands argentiers financeurs des mercenaires qui dévastent les terres natales du roman arabe, la Syrie, l’Irak, après avoir garanti par leurs prêts généreux le succès de la contre-révolution en Égypte

Quand on repart, comme l’Algérien Wassini Laredj, avec 260 000 dollars de cash en récompense de la fiction qu’on a écrit, comment se priver de participer à cette célébration hypocrite d’une Nation arabe fêtant les meilleurs de ses écrivains (qui, dans bien des cas, auront plus de lecteurs en traduction que dans leur propre langue) ! Pour le dire autrement, après le Booker de la fiction arabe, le prix Katara souligne amèrement la triste conclusion du récit ouvert, il y a plus d’un siècle de cela, par les pionniers du roman arabe. A force de faux prix, la fiction arabe n’en a plus guère…

Une sélection de liens, tout aussi joyeusement critiques, sur les prix littéraires arabes :

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