Les clés du Moyen-Orient
Par Lukas Tsiptsios
Article publié le 27/11/2017
Istanbul de 1918 à 1923
L’Empire ottoman, allié des puissances centrales dans la Première Guerre mondiale, signe un armistice avec le Royaume-Uni dans la rade de Moudros le 30 octobre 1918. Malgré une résistance considérée comme héroïque aux Dardanelles et à Gallipoli en 1915 par les Ottomans, cet armistice s’apparente plutôt à une capitulation aux yeux des Alliés. Quand bien même l’Empire a maintenu ses positions sur plusieurs fronts et n’est plus inquiété par la menace russe, on acte à Moudros la défaite ottomane, qui s’explique dans les faits par la rupture du front macédonien par l’Armée d’Orient face aux Bulgares, menaçant ainsi directement Istanbul. Les Alliés considèrent dès lors l’Empire ottoman vaincu, n’ayant plus réelle souveraineté sur son empire, et occupent la capitale ottomane, où le sultan ottoman n’est plus qu’un souverain sans réels pouvoirs.
Istanbul, après avoir vécu le nationalisme jeune turc, les grandes privations et les angoisses de la guerre, redevient pendant un temps une grande métropole cosmopolite où se côtoient forces d’occupation, réfugiés d’Anatolie, Russes blancs exilés, soldats turcs désœuvrés et les nombreuses communautés caractéristiques de la ville ottomane, qui peuvent de nouveau s’affirmer. Dans cet entre-deux inédit, où personne ne peut réellement prévoir l’avenir de la Ville et de l’Empire, s’entremêlent ces multitudes d’acteurs aux stratégies les plus diverses et bien souvent antagonistes.
Istanbul occupée, les transformations politiques
Le 13 novembre 1918, une flotte de 55 navires alliés pénètre le Bosphore. Des milliers de soldats d’origines les plus diverses occupent alors Istanbul. Le général français Franchet d’Esperey, commandant en chef des forces d’Orient, vainqueur des Bulgares sur le front de Macédoine, seul front de la Première Guerre mondiale qui a été percé par les Alliés, entre triomphalement dans la Ville le 8 février 1919. Istanbul, tant convoitée par les Russes depuis des siècles, mais aussi par les Britanniques désireux de conserver leur hégémonie en Méditerranée orientale et maintenant par le très pragmatique Venizélos (1) qui a su ranger la Grèce dans le camp des vainqueurs, est désormais occupée, pour la première fois depuis 1453.
Le sultan est toujours en place, Mehmed VI Vahdeddine ayant succédé à son frère le 3 juillet 1918, le très discret Mehmed V Resad. Contrairement à ce dernier, Mehmed VI veut s’impliquer dans la vie politique de l’Empire. Il cherche avec son nouveau gouvernement, à punir et écarter définitivement les Jeunes-Turcs de l’Empire, vus comme responsables de la défaite et coupables d’exactions contre les populations arméniennes. Les chefs jeunes-turcs qui se sont enfuis à bord d’un sous-marin allemand le 1er novembre 1918, sont condamnés à mort par coutumace et les parlementaires ou généraux proches de ces derniers, complotant quotidiennement pour reprendre le pouvoir, sont arrêtés. Quant à la chambre, elle est dissoute le 22 décembre 1918. Mustafa Kemal, revenu à Istanbul le jour de l’entrée des forces alliées dans la Ville, quoique proche des idées jeunes-turques, n’est pas inquiété, du fait de sa proximité avec le sultan (il a été son aide de camp) et son hostilité vis-à-vis d’Enver Pacha. Kemal essaye même à plusieurs reprises d’être nommé ministre de la Guerre.
Mehmed VI tente avec son grand vizir (et beau-frère) Damad Ferid Pacha, anglophile du parti Entente libérale, de restaurer l’ordre impérial qui dépasserait le nationalisme jeune-turc. Ils pensent, comme toute une partie de la presse, que la protection des Britanniques est à leur avantage, acceptant même une éventuelle mise sous tutelle. Dans le même temps, le 8 avril 1919, lord Balfour, ministre britannique des Affaires étrangères, propose la neutralisation d’Istanbul et des Détroits sous contrôle de la Société des Nations, ne laissant à l’Empire qu’un territoire restreint à l’Anatolie centrale. C’est ce qui est discuté à la Conférence de la paix à Paris, avec la présence de la délégation ottomane, tandis que Georges Clemenceau, président français du Conseil, Woodrow Wilson, président américain et Lloyd George, Premier ministre britannique, autorisent les forces grecques à débarquer à Smyrne, afin d’empêcher les ambitions expansionnistes italiennes, tout en satisfaisant leur grand allié Venizélos, sur le point de réaliser sa Grande Idée en obtenant la Thrace et l’Ionie (le littoral autour de Smyrne). Les troupes grecques débarquent donc à Smyrne le 15 mai 1919, provoquant un grand émoi chez les musulmans, d’Istanbul au nord de l’Inde. Face à cela, Mustafa Kemal décide d’agir et débarque à Samsun en tant qu’inspecteur militaire en Anatolie (2) le 19 mai 1919, date considérée comme le début de son œuvre libératrice par le roman national turc.
La société stambouliote sous l’occupation, dernier sursaut cosmopolite sous tensions
Après quatre ans de guerre et les échos de la très proche et très meurtrière bataille des Dardanelles (1915-1916) et ses milliers de blessés recueillis en ville, l’arrêt des conflits peut être ressenti comme un soulagement pour une partie de la population, notamment des non-musulmans, devenus suspects pour les nationalistes de la période jeune-turque. L’entrée du cuirassé grec Averoff dans le Bosphore avec la flotte alliée, ainsi que les régiments evzones dans la ville, provoque une certaine effervescence dans la communauté rum (3) d’Istanbul, qui avait été réduite au mutisme pendant la guerre. Les portraits de Venizélos se multiplient, côtoyant les drapeaux grecs, français, anglais, italiens. Les espoirs de la communauté grecque de retrouver une place dominante sont accentués par le débarquement grec à Smyrne et la progression de l’armée hellénique en Anatolie, mandatée par les Alliés pour mettre un terme aux ambitions des forces nationalistes de Kemal organisées à Ankara. Quant aux Arméniens d’Istanbul, qui pour la plupart (sauf les chefs) ont échappé au génocide, ils peuvent se satisfaire du nouvel Etat arménien en Transcaucasie et d’une possible Grande Arménie de la mer Noire à la Méditerranée. Il y a donc une libération de la parole et des ambitions politiques des non-musulmans, globalement satisfaits de l’occupation. Les équipes grecques de la ville n’hésitent pas à organiser des matches de football avec les soldats britanniques, ou à organiser les « 3èmes Jeux pan-constantinopolitains » en 1920, sous l’égide de Katechakis, général des forces grecques d’occupation (4).
Cette reprise d’importance des communautés non-musulmanes apparemment satisfaites de la tournure des événements, avec chacune leurs ambitions propres, renforce le sentiment des musulmans de la ville d’être les grands perdants de la guerre. Les Grecs et les Arméniens notamment, sont vus comme ayant leur allégeance à l’étranger, tout en s’étant enrichis par le commerce, avec une hausse des prix qui leur aurait profité. Enfin, le débarquement grec à Smyrne est un choc considérable pour la population musulmane qui refuse de l’accepter. Même le sultan et le gouvernement le refusent : ils préfèreraient une présence britannique, à la manière des Français en Cilicie. Le fait que ce soit la Grèce est un déshonneur pour les Turcs et l’indignation est immense lorsque les nouvelles des tueries commises par l’armée grecque parviennent en ville. Cela conduit beaucoup de musulmans à tirer un trait sur le cosmopolitisme ottoman et à se tourner définitivement vers le nationalisme turc. Des manifestations sont organisées à Istanbul à l’heure des prières au cours desquelles des slogans islamiques et patriotiques sont scandés. Celle du 19 mai rassemble plus de 50 000 musulmans devant la mosquée Fatih, tandis que plus de 200 000 personnes se réunissent devant la Mosquée bleue le vendredi 23 mai. Mais le sultan souhaite un retour au calme et à la négociation. Une délégation est envoyée à Paris pour s’expliquer devant une commission d’enquête, sans succès. Des associations se mettent alors en place pour défendre les intérêts des musulmans en Thrace et en Anatolie. Néanmoins, sans doute du fait de la présence des forces de l’Entente, Istanbul ne connait pas les violences du reste du pays.
Au-delà de ces grandes tensions politiques, Istanbul vit également un grand bouleversement humanitaire, mais aussi social. Elle accueille des centaines de milliers de réfugiés : Grecs d’Asie Mineure ou du Pont, rescapés arméniens et surtout Russes blancs fuyant les victoires bolchéviques. Ces Russes (plus de 100 000 en 1922) modifient profondément la société stambouliote durant les quelques années de leur présence. Si la grande pauvreté conduit d’anciens aristocrates à exercer des petits boulots (pensons à l’image de la comtesse russe devenue serveuse), la présence russe, alliée à celle des soldats de l’Entente, contribue à occidentaliser et libérer très fortement les mœurs conservatrices de la ville. De nouvelles modes vestimentaires apparaissent, notamment chez les femmes, dont la situation à l’issue de la guerre s’améliore. Les restaurants, cabarets, music-hall côtoient la grande pauvreté et se multiplient durant cette période. Ils donnent à Istanbul une vie nocturne bouillonnante, dans une ambiance fin-de-siècle qui est finalement aussi marquante que très éphémère.
La victoire d’Ankara
L’hostilité des populations musulmanes au démantèlement de l’Empire et à la présence étrangère (et surtout l’invasion grecque) au cœur même de leur territoire anatolien, se concentre finalement dans les forces nationalistes que Mustafa Kemal a réorganisées à Ankara. Avec sa Grande Assemblée nationale de Turquie (GANT), il se présente comme le seul qui puisse défendre le territoire face aux étrangers et libérer les populations musulmanes d’Anatolie. Alors que le pouvoir impérial signe le Traité de Sèvres le 10 août 1920 qui prévoit un Kurdistan autonome, une Arménie considérablement agrandie, la Thrace et l’Ionie à la Grèce, Istanbul et les Détroits démilitarisés sous juridiction internationale, ainsi que trois zones d’influence, une française, une italienne et une britannique, la GANT de Kemal ne reconnait pas la légitimité de la délégation ottomane. Le traité n’est donc jamais appliqué du fait du soulèvement kémaliste, qui tente ainsi avec succès de concurrencer le pouvoir impérial, en faisant coexister son propre pouvoir politique avec Ankara comme capitale, sur le territoire anatolien.
Considéré comme un insurgé par le pouvoir ottoman dès mai 1919, Kemal est constamment sommé de regagner Istanbul. Les Britanniques eux-mêmes le voyaient comme une menace, des affiches menaçant de condamner à mort toute personne venant en aide aux nationalistes sont placardées dans Istanbul. Pourtant Kemal ne cesse de proclamer sa fidélité au sultan, avant d’être finalement destitué courant 1919. Avec le manifeste d’Erzurum issu du congrès du 23 juillet 1919, Kemal considère que le sultan n’est plus capable d’assurer l’indépendance de la nation, ce dont il se charge, avec une rhétorique à la fois nationaliste et religieuse. En se coupant de la capitale, il parvient à réorganiser une armée turque, à obtenir un appui des populations musulmanes anatoliennes et ainsi à contenir l’avancée des troupes helléniques à la bataille d’İnönü en mars 1921, avant de les refouler à la bataille de Sakarya en septembre 1921, alors même que les Grecs approchaient d’Ankara. Kemal est le grand vainqueur de la guerre gréco-turque. Il a repris Smyrne (à feu et à sang) en 1922, écarté les Français de Cilicie avant cela, tout en reprenant l’Arménie occidentale. C’est ce qui lui permet de rendre caduc le Traité de Sèvres et de renégocier à la conférence de Lausanne un Etat turc indépendant. Il est auréolé de prestige, mais doit néanmoins gérer l’existence du gouvernement du sultan à Istanbul. La GANT d’Ankara vote finalement l’abolition du sultanat le 1er novembre 1922, en distinguant cette fonction du califat qui persiste jusqu’en 1924.
Le sultan fuit Istanbul le 17 novembre 1922, son gouvernement ayant fait de même quelques jours plus tôt. A bord du Malaya britannique, « le sultan anglais » comme l’appelaient les nationalistes, se réfugie à Malte, déchu même du titre de calife, avant de mourir en Ligurie en 1926. Les troupes de l’Entente continuent à occuper Istanbul quelques temps encore, jusqu’au 2 octobre 1923, trois mois après la signature du Traité de Lausanne le 24 juillet, qui reconnait la République turque. La Ville n’est alors plus capitale d’un empire, Ankara devient officiellement la capitale nationale, au grand dam des ambassadeurs. Istanbul perd son sultan, ses soldats sikhs, ses troupes coloniales et tirailleurs sénégalais, ses evzones et autres Italiens, puis progressivement ses Russes blancs qui ont enivré les nuits du Bosphore pendant six ans, mais aussi très brutalement, du fait de l’échange de populations négocié à Lausanne entre la Grèce et la Turquie, toute sa population orthodoxe « non-établie » à Istanbul (tous les Grecs qui n’habitaient pas Istanbul avant le 30 octobre 1918 ou qui habitaient en périphérie de la ville). Les 300 000 Grecs « établis » d’Istanbul peuvent donc rester, mais ils n’intègrent jamais réellement l’Etat-nation kémaliste.
Conclusion
Istanbul occupée par les Alliés, c’est une capitale d’un vieil empire qui assiste à l’écroulement de son vieux monde, sans que tous ceux qui la peuplent n’en prennent réellement conscience. La vie stambouliote se trouve dans une autre dimension pendant que se joue le sort de l’Anatolie et des territoires arabes de l’Empire. Le cosmopolitisme ottoman survit et s’entremêle aux forces d’occupation disparates, ainsi qu’aux divers réfugiés poussés jusqu’à Istanbul. Un sultan subsiste certes, mais il est sous domination étrangère et ne représente que peu de choses politiquement, à mesure que croît la puissance de Kemal. L’étrange bouillonnement qu’a été cet intermède d’occupation, s’arrête finalement avec le départ des troupes et d’une partie de la population échangée, pour laisser place à l’ère kémaliste, qui ne fait subsister l’histoire impériale de la Ville que dans la nostalgie.
Notes
(1) Premier ministre grec à sept reprises entre 1910 et 1933, libéral et anglophile. Il fait entrer la Grèce dans la Grande Guerre en 1917 et marque la Conférence de la paix par ses talents de diplomate en plaidant pour la cause grecque et son expansion en Asie Mineure.
(2) Il est chargé par le sultan de faire cesser les activités des bandes musulmanes et grecques organisées en guérillas au Pont.
(3) Grecs orthodoxes de l’Empire ottoman.
(4) Andreas BALTAS, « Ο ελληνικός αθλητισμός στην Κωνσταντινούπολη, 1877-1922 » [Le sport hellénique à Constantinople, 1877-1922], Mikrasiatiki Spitha, t. 19, Serrès, 2015.
Bibliographie
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Paul DUMONT, Mustafa Kemal invente la Turquie moderne, Bruxelles, Editions Complexe, 1983.
Şükrü HANIOĞLU, Atatürk : une biographie intellectuelle, Paris, Fayard, 2016.
Dimitris KAMOUZIS, « Από "Σωτήρας της φυλής", "ευεργετής των Τούρκων » : Ο Βενιζέλος και η εθνικιστική ηγετική ομάδα των Ρωμιών της Κωνσταντινούπολης, 1918-1930 [« De « sauveur de la race » à « bienfaiteur des Turcs » : Venizélos et la direction du groupe nationaliste des Rum de Constantinople, 1918-1930 »], Δελτίο Κέντρου Μικρασιατικών Σπουδών, t. 17, 2011.
Dimitri KITSIKIS, Propagande et pressions en politique internationale. La Grèce et ses revendications à la Conférence de la Paix, 1919-1920, Paris, Presses universitaires de France, 1963.
Robert MANTRAN (dir), Histoire de l’Empire ottoman, Paris, Fayard, 1989.
Stéphane YERASIMOS (dir), Istanbul 1914-1923. Capitale d’un monde illusoire ou l’agonie des vieux empires, Paris, Editions Autrement, Série Mémoires, n°14, 1992.
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