Visages du politique au Proche-Orient Editions Gallimard - Novembre 2018

, par Mohammad Bakri

Auteur : Nadine Picaudou
Titre : Visages du politique au Proche-Orient
Editeur : Editions Gallimard
Collection Folio histoire
416 pages, sous couverture illustrée, 108 x 178 mm
Achevé d’imprimer : 18-10-2018
Genre : Essais Thème : histoire /politique, économie
Sous-thème : Histoire générale Catégorie > Sous-catégorie : Connaissance > Histoire
Époque : XXIe siècle
ISBN : 9782072730139 - Gencode : 9782072730139 - Code distributeur : G00688


Editions Gallimard
Présentation

Un livre de plus sur le Proche-Orient ? Non.

À côté de l’image commune et quotidienne que nous avons de cette région – bombardements, attentats, exodes massifs de population –, Nadine Picaudou expose les ressorts et les formes spécifiques de l’action politique – les modes de construction de l’État et les dynamiques de mobilisation des acteurs dans le long XXe siècle.

Elle s’interroge, en alternant les moments de récit avec les plages d’analyse, sur la définition même de la chose publique dans les sociétés concernées, sur le découpage d’un espace du politique dans ses rapports avec les autres instances du social : loin d’être le degré zéro du politique, la violence apparaît alors comme un instrument de négociation pour l’accès aux ressources, comme la poursuite de la politique par d’autres moyens.

Cet ouvrage aide à comprendre comment et pourquoi les affrontements politiques revêtent aussi aisément le visage de fractures communautaires qui mystifient les peuples pour mieux les écraser.

Sur le site de l’éditeur




Les clés du Moyen-Orient
Compte rendu de Claire Pilidjian
Article publié le 20/02/2019


Nadine Picaudou, Visages du politique au Proche-Orient (1/2)


Ancienne élève de l’Ecole Normale Supérieure, Nadine Picaudou est agrégée d’histoire et spécialiste du Proche-Orient contemporain. Elle est l’auteure de plusieurs ouvrages consacrés à la région (La Déchirure libanaise (1989) ; Les Palestiniens, un siècle d’histoire (2003) ; La Décennie qui ébranla le Moyen-Orient : 1914-1923, (2017)). Elle a enseigné à l’Institut national des langues et civilisations orientales (Inalco) ainsi qu’à l’Université Paris I - Panthéon Sorbonne. En 2018, l’historienne publie Visages du politique au Proche-Orient (Folio), où elle éclaire les dynamiques qui ont alimenté et qui animent aujourd’hui les logiques politiques du Proche-Orient (1). Elle cherche notamment à dissiper les « effets de brouillage » (2) que constituent aujourd’hui les discours occidentaux sur le terrorisme islamique, sur la « faillite » des Etats du monde arabe, sur la violence radicale, pour comprendre le politique dans cette région. Mêlant approche historique et regard de la science politique, Nadine Picaudou entend montrer quels sont les ressorts et les formes de l’action politique au Proche-Orient, tant en termes de construction de l’Etat que de mobilisation des différents acteurs de la région.

Le Liban : du mythe de l’exception au miroir du Proche-Orient

L’ouvrage s’ouvre sur une analyse de la construction historique du Liban comme Etat et comme nation ; Nadine Picaudou invite à considérer ce pays comme un véritable « miroir » des dynamiques politiques qui animent le reste du Proche-Orient. Elle rompt ainsi avec la vision traditionnellement proposée du Liban comme exception régionale, qui aurait ses propres logiques internes en rupture avec le reste de la région.

Au lendemain de la Première Guerre mondiale, la France est désignée comme puissance mandataire du territoire de la Grande Syrie. Elle décide de découper dans ce territoire les frontières du Grand Liban : ce dernier réunit le Petit-Liban, c’est-à-dire le district du Mont-Liban essentiellement chrétien et druze, et la zone côtière, urbaine et peuplée des anciennes élites sunnites de l’Empire ottoman. Chrétiens et druzes sont placés au sommet de l’appareil d’Etat par les Français – ces derniers avaient déjà apporté leur protection aux Chrétiens sous l’Empire ottoman au cours du XIXe siècle pour s’assurer d’une influence dans la région. Par ailleurs, ce procédé est caractéristique du mode d’administration des puissances mandataires. Cette politique s’effectue au détriment de la population sunnite et grecque-orthodoxe, qui subit une forte marginalisation politique.

Ces frontières tracées, et tant bien que mal acceptées par la population, l’Etat libanais entame son existence. Mais il reste à « fonder le Liban comme nation » malgré ces lourds clivages territoriaux et confessionnels. C’est ainsi que naît l’idée de faire de la « fragilité d’une société fragmentée » l’« harmonie d’une mosaïque ». La « formule libanaise » n’est donc rien d’autre que la transformation « en destin d’une simple réalité de fait ».

Deux mythes fondateurs s’opposent à partir de là. Les « libanistes » se rallient à l’idée d’une singularité native caractérisée par l’ouverture du Liban sur la Méditerranée, dans une conception cosmopolite et plurielle de la société ; au contraire, les tenants du mythe arabiste luttent contre ce processus importé par une intervention étrangère, et militent pour un retour à une Grande Syrie arabe. Ces deux visions opposées prennent toutefois le parti de s’entendre dans le cadre du pacte intercommunautaire de 1943, par lequel chrétiens et musulmans renoncent mutuellement à leurs projets, les uns de protection occidentale, les autres d’inscription dans le panarabisme. Mais, comme l’écrit le journaliste Georges Naccache, « un Etat n’est pas la somme de deux impuissances – et deux négations ne feront jamais une nation ».

En vertu de ce pacte national, maronites et sunnites se partagent le pouvoir ; mais les premiers bénéficient en réalité d’une certaine prépondérance sur les seconds, car la Présidence de la République, dont les pouvoirs sont très étendus, leur est échue. Une « démocratie de concordance » se met en place, où les pouvoirs sont répartis entre les différentes communautés confessionnelles.

La communauté confessionnelle forme ainsi une entité clé pour entendre la question politique du Liban, mais elle est trop souvent prise en compte au détriment d’autres réalités qui dépassent les clivages religieux. Par exemple, des relations de patronage par le biais du za‘im (que l’on peut définir comme un chef de village ou de quartier) qui assure la médiation des populations locales avec l’Etat. Le za‘im instaure une relation verticale du pouvoir politique, bien loin des réalités d’un Etat moderne, car caractérisée par de fortes logiques de protection des intérêts privés et donc de clientélisation : « l’oligarchie au pouvoir, « féodaux » ruraux traditionnels ou nouveaux notables urbains, enserrent la société tout entière dans un réseau pyramidal de dépendances en cascade dans lequel les patrons s’assurent de la fidélité politique de leurs clients en distribuant emplois, services et faveurs diverses ».

Enfin, une autre logique est à prendre en compte : élites politiques et oligarchie des affaires se côtoient étroitement, voire même se confondent, dans le Liban d’avant-guerre. Une élite urbain interconfessionnelle voit le jour à Beyrouth, qui connaît une véritable « flambée économique capitaliste » au profit du secteur sectaire – qui affaiblit dans le même temps la paysannerie libanaise et provoque son mécontentement.

Ces dynamiques internes, qui forment un équilibre politique fragile, se doublent d’un contexte géopolitique souvent en crise. D’une part, dès le début des années 1950, les réfugiés palestiniens contraints à quitter le nouvel Etat d’Israël franchissent en masse les frontières libanaises. D’autre part, les rapports de force de la Guerre froide se transposent dans la région du Moyen-Orient et divisent les populations : le Liban choisit de se ranger du côté de la doctrine Eisenhower tandis qu’en Egypte, Nasser, champion du panarabisme, s’aligne sur Moscou. Les partis libanais qui se réfèrent au panarabisme sont rapidement accusés d’être à la solde de l’Egypte, tandis que leurs opposants sont vus comme les suppôts de l’impérialisme américain. Par ailleurs, les oppositions idéologiques se doublent d’une opposition confessionnelle : l’enthousiasme des nationalistes arabes inquiète les chrétiens qui craignent d’être submergés par les musulmans. En effet, les couches libanaises populaires déshéritées voient dans le nassérisme, incarnation du socialisme, de l’anti-impérialisme et du panarabisme, une forme d’espoir pour l’amélioration de leur condition, et se révoltent en 1958. Dans les années 1960, le soutien à la cause palestinienne prend le relai du nassérisme. Les chrétiens se sentent de plus menacés par la poussée arabiste de la population musulmane. Le Liban est en pleine marche vers la guerre civile.

La première leçon de la guerre civile est que le système politique de concordance est un modèle faillible. Un « pacte de coexistence » tente au lendemain de la guerre de réinstaurer l’entente entre les communautés. Il laisse désormais une part nouvelle aux chiites, acteurs majeurs de la guerre civile, au travers du Hezbollah. Désormais, la polarisation de la politique libanaise s’opère autour de deux axes majeurs : le ralliement à l’Occident dans une volonté de règlement politique avec Israël, du côté sunnite ; l’alignement aux positions syriennes et iraniennes dans une logique de résistance à Israël et de soutien à la Palestine, du côté des chiites. L’ancien axe chrétiens/musulmans s’est donc brouillé.

Ce long retour par l’histoire du Liban permet de définir quelques traits des visages du politique au Proche-Orient, parmi lesquels l’absence de consensus, dès le départ, sur l’Etat mis en place ; la dépendance de la formation de l’Etat envers des acteurs étrangers ; l’impact du déséquilibre produit par la crise des réfugiés palestiniens dans la région ; la force des passions identitaires ; les logiques communautaires – pas uniquement confessionnelles – encore fortes ; ou encore, la difficile mise en place d’un pacte politique authentique de chacun avec tous, qui aille au-delà des appartenances communautaires primaires.

Logiques communautaires au Proche-Orient

L’une des réussites de l’ouvrage de Nadine Picaudou est son brillant éclairage sur la question de la communauté au Proche-Orient. Elle décrit en effet longuement la question des liens de parenté, liens primordiaux dans cette région ; ce sont souvent ces liens qui sont à l’origine des mouvements sociaux. Cette parenté, qui se fait par le biais du père, au sein de la tribu, instaure un modèle patriarcal fondé sur le mariage endogamique entre cousins parallèles. Mais loin de se cantonner à la sphère du privé, les relations familiales empiètent sur la sphère publique et politique, car elles constituent la base même des solidarités et des civilités traditionnelles.

Les communautés religieuses forment l’autre socle de solidarités et d’allégeances au Proche-Orient. Depuis l’Empire ottoman, l’appartenance confessionnelle définit le rapport des individus au pouvoir, avec le système des millets qui laisse les communautés religieuses non-musulmanes s’organiser selon leurs propres lois, tout en imposant à leurs membres des devoirs spécifiques, notamment en termes de fiscalité. La culture politique sous l’Empire ottoman est donc très différente des cultures politiques nationales, puisque l’Etat ne cherche pas à imposer sa langue ou sa religion à ses sujets. Cet équilibre des rapports communautaires, dans lequel l’idée de minorité ne fait donc pas de sens, se voit profondément bousculé au cours du XIXe siècle. L’Empire est mis en difficulté dans sa politique extérieure, et lance une série de réformes pour tenter de se moderniser et d’enrayer son déclin. Ainsi, dans le cadre des Tanzimat, à partir de 1856, un rescrit proclame la fin du système de millet et l’égalité des droits et des devoirs de tous les sujets de l’Empire ottoman. Ce rééquilibrage entre les communautés de l’Empire doit se comprendre dans un contexte de forte pression de la part des puissances occidentales, qui cherchent à assurer la protection de certains groupes communautaires de l’Empire afin de gagner en influence dans la région. Les ingérences européennes ont pour conséquence de transformer les anciennes communautés faibles en minorités clientélisées par des patronages extérieurs. La Constitution ottomane de 1876 tente d’intégrer au mieux ces minorités dans les institutions – bien que l’Etat se définisse toujours comme musulman. Elle signe « l’inversion des rapports communautaires et la remise en cause de l’islam comme signe privilégié du statut social qui était en jeu ».

Avec le démantèlement de l’Empire ottoman et la mise en place des mandats sur les territoires du Proche-Orient, la question communautaire devient centrale. Comme on l’a vu au Liban, par exemple, le mandataire français invente un nationalisme communautaire maronite qui conduit en parallèle à une communautarisation progressive des sunnites. La question des communautés est fondamentale dans le processus de formation des Etats qui s’ensuit. Les appartenances de parenté et de confession se politisent au XXe siècle, dans un contexte de construction d’Etat là où il n’y avait pendant plusieurs siècles qu’une domination impériale sans tradition locale d’Etat. La problématique de la communauté – qui se transforme en problématique de la minorité – se pose différemment dans chaque Etat issu du démantèlement de l’Empire. Pourtant, il est nécessaire de rappeler que l’identification communautaire n’est jamais exclusive, et qu’elle s’articule toujours avec d’autres logiques de solidarité – parmi lesquelles les liens parentaux prennent une place importante.

De l’identification communautaire à l’identité politique

Deux facteurs d’identification sont généralement désignés comme sources de l’émergence d’une communauté politique au Proche-Orient : l’islam et l’arabité.

Les origines de l’arabisme politique remontent à la fin de l’Empire ottoman, alors que le régime imposé par les Jeunes Turcs à partir de 1908 s’oriente progressivement vers une « turquisation » : en réaction, sociétés, associations et clubs arabes militent plus ou moins secrètement pour la reconnaissance de l’arabe comme langue officielle du régime ainsi que pour l’établissement de droits égaux entre Arabes et Turcs. Mais il faut attendre la fin de la Première Guerre mondiale pour que l’arabisme connaisse un réel essor, d’ailleurs encouragé par les Britanniques. Ces derniers poussent en effet l’émir Fayçal (le fils du charif Hussein de La Mecque qui a dirigé la révolte contre les Ottomans pendant la guerre) à instaurer un Royaume arabe indépendant sur le territoire revenant aux Français sous forme de mandat selon les décisions prises lors de la Conférence de San Remo (avril 1920). Si ce royaume est renversé par les troupes françaises en quelques semaines, il témoigne d’une dynamique qui ne fera que se consolider dans les décennies suivantes. Le nationalisme arabe moderne est supporté par divers penseurs, dont Sati al-Husri, Syrien d’Alep qui en pose les bases idéologiques en insistant particulièrement sur l’importance de la langue : la communauté culturelle arabe prime sur l’histoire individuelle d’un Etat en particulier, c’est elle qui doit fonder le nationalisme.

Dans le même temps s’affirme un autre référent identitaire : l’islam. L’un des courants nationalistes islamiques connaît notamment un grand succès : l’idée d’un retour aux sources de l’islam, portée par les fondamentalistes musulmans, permettant de contrer le déclin dans lequel semble être entré le monde arabe. C’est donc sur la base de la religion que se fonde le nationalisme dans cette conception, qui prend d’ailleurs tantôt des aspects réformistes, tantôt des aspects revivalistes. L’un des exemples les plus notables du nationalisme islamique échappe à l’aire d’étude de Nadine Picaudou, qui s’y penche toutefois : en Egypte, les Frères musulmans fondent leurs discours sur une opposition entre la « voie de l’Occident » et la « voie de l’islam », et prônent un islam à la fois religion et Etat.

Le cas palestinien constitue un autre exemple éclairant. La question de la protection des lieux saints nourrit en effet les révoltes qui agitent les Palestiniens sous le mandat britannique, notamment en 1929. Dans les années 1930, des discours, à l’instar de ceux du cheikh Izzeddine al-Qassam, réemploient les valeurs de l’islam au service du combat national pour l’indépendance nationale et la lutte contre le Foyer national juif promis par Lord Balfour en 1917. Ces discours mêlent revivalisme islamique, nationalisme et conflit de classes – un thème très parlant auprès des Palestiniens dépossédés par la monétarisation de l’économie rurale comme par les ventes de terres aux sionistes.

L’idéologie panarabe, elle, trouve sa « forme théorique la plus aboutie » en Syrie, au travers du parti Baas. On y retrouve les marques de la pensée de Sati al-Husri : la nation s’identifie à la communauté culturelle, fondée sur la langue arabe, qui revêt une importance particulière dans l’idéologie des théoriciens du Baas – notamment du philosophe Zaki al-Arsuzi, l’un des trois fondateurs du parti.

Ces différentes identifications, islamique ou arabe, montrent surtout que ces « communautés imaginées coïncident rarement avec les frontières internationales » fixées après 1918. Il y a en effet un véritable décalage entre ces frontières artificielles imposées et les frontières imaginaires que dessinent ces nationalismes ; l’invention d’une nation correspondant aux territorialités existantes apparaît comme une quête impossible.

Notes :
(1) L’ouvrage couvre les territoires actuels suivants : Liban, Syrie, Palestine, Israël, Jordanie, Irak. L’Egypte y est brièvement abordée.
(2) Toutes les citations sont extraites de l’ouvrage : Nadine Picaudou, Visages du politique au Proche-Orient, Folio Histoire, 2018, 416 pages.

Nadine Picaudou, Visages du politique au Proche-Orient, Folio Histoire, 2018, 416 pages.

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Les clés du Moyen-Orient
Compte rendu de Claire Pilidjian
Article publié le 27/02/2019


Nadine Picaudou, Visages du politique au Proche-Orient (2/2)


La formation historique de l’État au Proche-Orient

Les « visages du politique » sont avant tout modelés par la construction des États. Mais la définition de l’État dont nous sommes tributaires en Occident génère le risque de voir au Proche-Orient un « syndrome autoritaire » qui serait inhérent à cette région. C’est pour cette raison qu’un retour par l’histoire sur la formation des États du Proche-Orient est nécessaire pour en comprendre les visages du politique aujourd’hui.

Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, la proclamation de l’État d’Israël (14 mai 1948) inaugure la défaite des régimes arabes, dont la plupart sont issus du système des mandats, qui prend fin à cette époque. Les coups d’État militaires se succèdent en Irak, en Syrie, ainsi qu’en Egypte en 1952, sur fond de Guerre froide et de revendications anti-impérialistes. Les régimes du Proche-Orient se polarisent entre les partisans de l’alliance proposée par le président Eisenhower – comme l’Arabie saoudite – et ceux qui rejettent ce pacte, à l’image de l’Egypte, rejointe par la Syrie et l’Irak dans les années 1960.

C’est dans ce contexte que se mettent en place au Proche-Orient des régimes caractérisés par leur prétorianisme, leur système de parti unique ainsi qu’une gestion étatisée de leur économie, instituant par là des formes du politique en rupture avec celles qui avaient prévalu jusque là. Le prétorianisme se définit par « l’intervention directe de l’armée dans le champ politique mais aussi par une vision de la société et une culture de gouvernement marquées par l’exceptionnalisme de guerre » (1). Dans un contexte anti-impérialiste, également marqué par une période de décolonisation au sortir du système des mandats, l’armée se donne pour mission l’indépendance et la souveraineté de l’État. Au Proche-Orient, excepté au Liban et en Jordanie, l’armée recrute généralement dans les couches populaires du monde rural. Jeunes, sans tradition de corps, les armées sont un instrument de renouvellement des élites, mais aussi de modernisation et de changement social des États.

Quant au système de parti unique, il se double de politiques souvent populistes et d’un culte du chef exacerbé. Nadine Picaudou note que les partis uniques sont fréquemment à l’origine des partis de cadre, qui ne deviennent des partis de masse qu’après la prise du pouvoir (2). Ainsi, le parti Baas en Irak et en Syrie en constitue un bon exemple : malgré le manque de consensus sur le fondement même de l’État, le Baas est parvenu à promouvoir une idéologie puissante pour encadrer la population et conduire au renouvellement des vieilles élites nobiliaires.

Enfin, l’étatisation de l’économie est avancée par le pouvoir comme le moyen de résoudre le problème du sous-développement économique des sociétés du Proche-Orient. L’État est l’acteur majeur du développement économique qu’il impose par le biais d’une modernisation autoritaire, à marche forcée. Il se construirait ainsi au travers de la formation d’un vaste secteur public de l’économie. Mais « cette construction aura en réalité contribué à développer, sous couvert de « socialisme arabe », un capitalisme corporatiste d’État ». Seules les injections monétaires massives permises par les rentes ont pu cacher le manque d’efficacité de ce modèle économique. La nature de ces rentes est diverse : extractive en Irak ou en Jordanie (pétrole et phosphate), mais aussi géostratégique : ressources civiles et militaires extérieures, versées au titre de la défense ou de l’aide au développement. La stabilité politique est ainsi assurée par ce « pacte rentier ». Ce dernier sous-tend toutefois une certaine vulnérabilité pour le pouvoir, accusé de corruption et de népotisme par la population lorsque les capacités redistributives de l’État diminuent. Et comme le souligne l’auteure, les crises de redistributions sont souvent susceptibles d’engendrer une crise politique de légitimité, alors facilement exploitables par les oppositions islamiques au travers d’un discours moral sur la justice.

La « sécuritocratie » syrienne

La Syrie est l’exemple de ces régimes prétoriens devenus de véritables « sécuritocraties » où les mukhabarat (en français, services de renseignement) jouent un rôle clé au cœur même du pouvoir, aux côtés des dirigeants de l’armée et de l’appareil d’État.

Si l’arrivée au pouvoir de ces régimes a été éclairée, notamment par le contexte géopolitique de la période qui les a vus émerger, comment expliquer leur maintien au pouvoir ? Dans les années 1970, l’Egypte se retire de la lutte contre Israël et l’hostilité envers l’État juif perd sa place d’axe central dans les logiques géopolitiques de la région. La guerre entre l’Iran et l’Irak voit le ralliement surprenant de la Syrie à l’Iran. Au même moment, les chocs pétroliers de 1973 et 1979 permettent à l’Arabie saoudite de gagner en puissance dans la région.

Pour comprendre les fondements des politiques menées par Hafez al-Assad – qui est de confession alaouite – depuis son arrivée au pouvoir par un coup d’État militaire en 1970, il faut à nouveau se pencher sur la question de la communauté et de la minorité au début du XXe siècle. Les alaouites forment alors une communauté religieuse particularisée et marginalisée socialement. Lors de l’établissement du mandat, les Français mènent une politique d’intégration auprès des alaouites. Lorsque la Syrie gagne son indépendance au milieu des années 1940, la question communautaire, et particulièrement le cas alaouite, prend de l’ampleur : « c’est dans et par la bataille pour l’État et la nation que les confessions se cristallisent comme forces socio-politiques et que s’imposent les problématiques nouvelles de minorité et de majorité politiques en lutte pour l’appropriation de la domination. La question communautaire doit en conséquence s’analyser aujourd’hui comme un moment de la formation de l’État dans des contextes historiques singuliers. » Les minorités s’intègrent par la biais de l’armée, et sont séduites par le programme du Baas qui propose de gommer les identifications confessionnelles dans un projet sociétal de progrès et de justice sociale.

Hafez al-Assad s’appuie sur plusieurs alaouites pour consolider son pouvoir, notamment en recrutant essentiellement des alaouites au sein de l’armée. Mais ce règne des alaouites ne se fait pas sans heurt. Les Frères musulmans organisent en 1982 un soulèvement contre ce qu’ils considèrent comme « la dictature d’une minorité confessionnelle » ou encore « un complot alaouite contre la nation syrienne et l’islam ». Si le gouvernement réprime férocement le soulèvement et cherche à discréditer les frères musulmans, une surenchère religieuse envers les sunnites tente également d’apaiser les tensions : construction de mosquées, développements de centres d’apprentissage du Coran, etc.

Sur le plan économique, le gouvernement investit dans des secteurs comme le tourisme et la téléphonie pour se développer. Mais l’imbrication entre la caste au pouvoir et les acteurs du champ économique empêchent ces derniers de se transformer en contre-pouvoirs. Ce néo-patrimonialisme assimile finalement le pouvoir en place à une véritable « mafia prédatrice ».

La formation de l’État en Irak

La présence du parti Baas, le rôle des liens familiaux dans l’appareil d’État et la place de l’armée sont autant de points communs dans ce processus en Syrie et en Irak. Toutefois, l’Irak se distingue par des configurations communautaires différentes.

En Syrie, le Baas recrute massivement parmi la population chiite marginalisée économiquement. C’est ainsi qu’émerge une nouvelle élite chiite, parallèlement à une concurrence entre les chiites et les sunnites dans la société irakienne.

Dans les années 1960, le Baas procède à une épuration de ses membres chiites, sous l’égide de Saddam Hussein, dont les liens familiaux en font un proche des dirigeants du parti : la part de chiites au sein du parti tombe ainsi de 50-60% à 6% en quelques années. Le recrutement de l’armée est également assuré par le parti.

Au fil des années, le pouvoir se resserre autour du clan des Bejat, auquel appartient Saddam Hussein, puis autour de la branche des al-Majid, dont il descend. Après la prise de pouvoir de Saddam Hussein, des épurations successives au sein des cercles dirigeants lui permettent d’installer au sommet de l’État les membres de sa famille.

L’armée demeure une menace potentielle pour Saddam Hussein, et les tentatives de coup d’État multipliées le poussent à créer une garde républicaine, chargée de sa protection personnelle, de la garde de la capitale ainsi que du contrôle des principales unités de l’armée.

Enfin, notons la persistance de logiques tribales en Irak. L’assassinat de deux demi-frères du président en sont une preuve : Hussein Kamal et son frère Saddam, réfugiés en Jordanie après avoir fait défection, sont amnistiés par Saddam Hussein en 1996 et autorisés à rentrer à Bagdad. Mais ils sont assassinés quelques jours plus tard par des membres du clan al-Majid, pour « traîtrise » envers « le noble arbre familial ». Ce châtiment est-il le reflet d’une vengeance relevant de règles propres au clan tribal ? Ou les pratiques tribales ont-elles été instrumentalisées par le pouvoir pour cacher un meurtre politique ? Plus globalement, la clientélisation des groupes tribaux devient monnaie courante dans l’Irak du début des années 2000. Les cheikhs tribaux sous-traitent pour l’État le maintien de l’ordre public, la levée de l’impôt ou encore les pouvoirs de première justice. Comme le note Nadine Picaudou, « dans un contexte de profonde vulnérabilité des populations, les politiques du régime convergent avec les réflexes de la société pour laquelle les groupes d’appartenance hérités font figure d’ultime recours en termes de garantie de sécurité et de conditions d’accès aux ressources ».

La Jordanie, entre formations tribales et pouvoir dynastique exogène

Le cas de la formation de l’État en Jordanie permet de se pencher à la question tribale au Proche-Orient. L’auteure définit la tribu comme un « mode d’organisation spécifique de la société fondé sur l’assemblage de segments égaux ou hiérarchisés unis par des relations de parenté ou d’alliance ». La tribu se caractérise par un culte de la généalogie, par des formes d’appropriation collective des ressources fondées sur l’usage et non sur la propriété, ou encore par des pratiques spécifiques de conciliation pour résoudre les conflits. En cela, elle est généralement vue comme l’antonyme de l’État. Durant l’ère des mandats, les tribus deviennent des communautés socio-politiques sous l’égide des puissances occidentales qui leur confèrent une base administrative et territoriale.

Après la Première Guerre mondiale, la Grande-Bretagne installe la dynastie hachémite issue du Hedjaz au pouvoir en Transjordanie (3). Les années 1920 marquent une période de pacification des tribus bédouines, dont les révoltes sont réprimées par l’armée, laquelle recrute principalement parmi les sédentaires. Mais en 1930, Glubb Pacha (4) rallie un grand nombre de bédouins au pouvoir au travers de son unité d’élite, la « Patrouille du désert ». Ainsi, les bédouins font allégeance au roi et assurent leur fidélité à la dynastie hachémite. De plus, la hiérarchie horizontale qui prévaut au sein de la tribu connaît une verticalisation croissante au fil du temps : l’État cherche en effet à avoir un interlocuteur pour chaque tribu. Pour autant, les bédouins sont exclus des cercles dirigeants d’Ammam : l’idée d’un « État bédouin » n’est rien de plus qu’un mythe.

L’allégeance des bédouins au roi n’est d’ailleurs pas infaillible. En 1989, des émeutes urbaines partent du sud – d’ordinaire soutien premier du régime – et gagnent l’ensemble du pays. Les revendications sociales prennent une tournure politique. La monarchie prend conscience que les bases externes sur lesquelles elle a fondé son pouvoir – la rente stratégique que forme le soutien politique de l’Occident et des autres pays arabes – ne doivent lui faire négliger les bases sociales internes de sa légitimité.

Le rôle de la question palestinienne ne doit pas non plus être oubliée. Depuis l’annexion de la Cisjordanie par la Jordanie en 1950 (effective jusqu’en 1988), un grand nombre de Palestiniens vivent sur le territoire hachémite. Leur présence représente un risque de déstabilisation pour le régime, qui cherche à accentuer le clivage entre Jordaniens et Palestiniens. « La manipulation du clivage présumé entre Palestiniens et Jordaniens d’origine relève en réalité plus d’enjeux politiques que de réalités socio-anthropologiques, et c’est dans un tel contexte que s’opère une réinvention des fondements tribaux de la nation jordanienne, la tribalité apparaissant comme la source privilégiée d’une identité nationale fortement ancrée dans l’espace transjordanien ».

Ainsi, en réponse aux soulèvements de 1989, le régime prend notamment la décision de réinvestir une pratique tribale traditionnelle, la sulha, une pratique de réconciliation entre clans ennemis, pour renouveler l’allégeance des tribus envers le souverain. En outre, on observe aujourd’hui une patrimonialisation de l’héritage bédouin, qui sert à inscrire l’identité nationale jordanienne dans la figure du bédouin, opposée à celle du Palestinien, associé au paysan. Mais l’auteure conclut : « le réinvestissement par l’État de certaines pratiques tribales comme l’instrumentalisation du mythe de la « bédouinité » n’impliquent pas la présence de la tribu dans l’État. Le « tribalisme » est en réalité mis au service d’une politique de segmentation et de clientélisation de la société par le pouvoir ».

Mobilisations des populations d’hier et d’aujourd’hui

Les mobilisations du Proche-Orient se font aujourd’hui encore au nom de l’État. En effet, les peuples kurde et palestinien partagent le même problème de l’absence d’État. Les Kurdes ont su profiter des déstabilisations régionales pour conquérir leur indépendance, que ce soit le Kurdistan d’Irak depuis 2003 ou en Syrie dans le contexte de la guerre civile en soutenant Damas dans sa lutte contre les forces d’opposition.

Le traité de Washington a suscité une forme de crise du sentiment national palestinien, car comment, dès lors, résister sans être suspecté de refuser la paix ? Toutefois, de nouvelles stratégies de résistance ont émergé, avec une internationalisation croissance de la question palestinienne. Mais comme le note Nadine Picaudou, « le drame palestinien reste la métaphore de l’injustice dans un monde arabe qui peine à sortir des problématiques identitaires », et la question palestinienne reste un enjeu fondamental pour l’équilibre régional du Proche-Orient.

Le cas palestinien est aussi révélateur des dynamiques de mobilisation au nom de l’islam. Le Hamas, qui provient de la branche palestinienne des Frères musulmans, s’impose comme une alternative à l’Organisation de Libération de la Palestine (OLP) sécularisée. La lutte pour le territoire prend ainsi une dimension sacrée, car la Palestine est la condition d’expression d’une identité définie par les valeurs de l’islam. Plus globalement, l’échec des régimes qui ont prôné une modernisation autoritaire et le rejet des élites corrompues ont mené à ce que certains appellent « une nouvelle demande d’islam » ; cette dernière se traduit par divers mouvements, parmi lesquels ont peut citer le Hezbollah au Liban ou les Frères musulmans en Egypte.

La révolution syrienne est d’une autre nature ; sur fond de crise économique, le peuple se mobilise contre la corruption du régime et la tyrannie de son dirigeant. Mais la volonté d’unification nationale de la population s’est heurtée à l’hypocrisie du gouvernement, qui a dénoncé un « soulèvement sunnite importé de l’étranger ». Se posant en rempart contre l’islam et le terrorisme, et en protecteur des minorités chrétiennes et de la laïcité, Damas a su ré-instrumentaliser la question communautaire et confessionnelle pour voiler les revendications du peuple syrien.

Conclusion

Les visages du politique au Proche-Orient ont avant tout été façonnés par le passage de l’Empire ottoman aux États nationaux, dans un contexte géopolitique qui place ces derniers entre trois puissances régionales, l’Egypte, l’Arabie saoudite et la Turquie. Mais les problématiques pour prendre la mesure de ces visages sont multiples : enjeux communautaires et confessionnels, passage d’un monde rural à la société capitaliste, intégration sociale et politique des masses… C’est finalement un éclairage global sur la complexité de ces problématiques que nous offre, de façon finement analysée et avec succès, l’ouvrage de Nadine Picaudou.

Notes :

(1) Toutes les citations sont issues de Nadine Picaudou, Visages du politique au Proche-Orient, Folio, 2018.
(2) La distinction entre « partis de cadre » et « partis de masse » a été établie par le politologue Maurice Duverger dans Les partis politiques (1951). Les partis de cadre se caractérisent par un faible nombre d’électeurs, souvent notables ou parlementaires, sans forte idéologie ni centralisation. Au contraire, les partis de masse s’appuient sur une idéologie très forte et une offre politique dense et structurée pour réunir le plus grand nombre de partisans.
(3) Durant la guerre, la Grande-Bretagne s’entend avec le charif de La Mecque, Hussein, pour organiser une révolte contre l’Empire ottoman. En échange, un royaume arabe devait revenir à ce dernier. La Grande-Bretagne s’accorde en même temps avec la France lors des accords Sykes-Picot pour se partager la région. Lorsque le système des mandats est mis en place, l’un des fils de Hussein, Faysal, tente de créer un royaume en Syrie puis est placé à la tête de l’Irak par les Britanniques, qui installent son frère Abdallah en Transjordanie. La Transjordanie devient la Jordanie en 1946 ; les Hachémites y sont toujours au pouvoir.
(4) A ce sujet, voir https://www.lesclesdumoyenorient.com/La-legion-arabe.html.

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