Mythologies du désert Le Mythe bédouin chez les voyageurs aux XVIIIe et XIXe siècles

, par Mohammad Bakri


par François Pouillon , le 28 juillet 2017


La vie des idées


Pour les écrivains des XVIIIe et XIXe siècles, le désert ne se résume plus à une étendue solitaire ; ses habitants commencent à aiguiser la curiosité. Longtemps objet de terreur dans l’imaginaire européen, les Bédouins arabes deviennent progressivement de « bons sauvages ». Sans que ce nouveau mythe permette réellement de les connaître.


Recensé : Sarga Moussa, Le Mythe bédouin chez les voyageurs aux XVIIIe et XIXe siècles, Paris, Presses de l’Université Paris-Sorbonne, 2016, 298 p.


Ce n’est pas d’un mythe à la manière de Lévi-Strauss dont il est question ici, un de ces récits héroïques venus des âges obscurs que les sociétés se racontent pour tenter de penser leur monde. Il s’agirait plutôt d’une de ces productions imaginaires qui s’accrochent à un référent lointain, pour le reconstruire, et peut-être même un peu le faire advenir. Les travaux en matière de littérature de voyage nous ont habitués à ces mises en perspective d’objets extérieurs qui sont construits et reconstruits « à la mode de chez nous » avec des adaptations qui les rendent familières et utiles.

Qu’en est-il des « Bédouins », ces pasteurs nomades arabes, ces « habitants des déserts » (car tel est le sens étymologique du terme) du Moyen-Orient et plus tard du Sahara ? Avant le XVIIIe siècle, on ne dispose à leur propos que de quelques récits terrifiants, comme s’ils ne sortaient de leurs marges que pour piller les caravanes et dépouiller les pèlerins. Peu à peu néanmoins, l’image se précise avec la multiplication des relations, aiguisées par une curiosité nouvelle pour la différence, avec l’émotion romantique qui s’installe en littérature. Et ce sont quelques-uns des plus grands écrivains de ce temps qui s’attachent à visiter l’Orient ou, du moins, à évoquer les lieux et les hommes qui les peuplent. Voltaire et Rousseau, Chateaubriand et Lamartine, Nerval et Flaubert, et bientôt, sortant légèrement du cadre, Daudet et Maupassant. Sur les Bédouins, c’est donc une belle bibliothèque que l’on peut consulter pour tracer des lignes comme l’histoire littéraire, suivant en cela l’histoire des idées, aime à en construire.

Un bon sauvage ?

Le mérite du livre de Sarga Moussa est pourtant de ne pas se limiter, comme on l’a trop souvent fait, à ces grands auteurs et de prendre le risque de convoquer toute une légion d’observateurs moins connus mais autrement compétents, qu’il s’est attaché à analyser et sur lesquels il a produit des textes ici utilement rassemblés et complétés. On retrouvera donc, outre des analyses des contributeurs de L’Exploration de l’Égypte comme Du Bois Aymé ou Jomard, des pionniers comme Tavernier ou le chevalier d’Arvieux, ou comme l’immense Volney, des figures curieuses et originales : tel ce Dom Raphaël de Monachis, drogman copte de l’armée d’Égypte rapatrié en France où il va enseigner l’arabe vulgaire (autrement dit dialectal) au Collège de France ; ou encore ces aventuriers qui se sont portés vers le désert, comme ce comte Waclav Rzewuski parti en Syrie chercher des chevaux arabes qu’il devait rapporter en Pologne – son texte, rédigé en français, mais connu des seuls hippologues, est resté à l’état de manuscrit jusqu’à l’édition que Bernadette Lizet en a donnée aux éditions Corti – ; ou ce Jean-Louis Burckhardt, le premier à offrir au monde une description détaillée des Lieux saints de l’islam, qui a produit une somme sur les Bédouins publiée en anglais après sa mort et traduite en français dès 1835.

Sans se limiter à ces contributions, toutes importantes bien qu’inégales et inégalement connues, Sarga Moussa a élargi son enquête à un nombre impressionnant de textes français et traduits dans notre langue où apparaissait le terme « bédouin ». Par là cependant, il prenait, comme on va le voir, le risque d’amalgamer des productions hétéroclites, s’inscrivant dans des registres bien différents.

Que ressort-il d’abord de la mise en perspective de cette documentation ainsi analysée ? Une constatation, indiscutable mais malgré tout assez prévisible : au cours de ce premier XIXe siècle, avec la multiplication des occurrences et des descriptions, on laisse les évocations assez schématiques et passablement terrifiantes pour envisager de façon plus positive ces habitants du désert. Un progrès ? Ce n’est pas si simple : plutôt qu’un passage de l’ignorance au savoir, de l’hostilité à la sympathie, c’est une construction ambivalente qui se met en place, et Sarga Moussa se voit contraint, pour en rendre compte, d’opposer au mythe négatif qui souligne les caractères redoutables d’une société, un « contre-mythe » (p. 109 et passim), positif celui-là, développant la présentation d’un monde à part, à sa manière civilisée, et conçu à l’ombre idéologique du « bon sauvage » de Rousseau ‒ sous l’égide de Diderot aussi, puisque de « méchant » il devient « bon » : un peu sauvage sans doute, mais bon.

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François Pouillon, « Mythologies du désert », La Vie des idées, 28 juillet 2017. ISSN : 2105-3030. URL : http://www.laviedesidees.fr/Mythologies-du-desert.html

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