Mounir Abou Debs, Auteur et metteur en scène libanais 1932-2016

, par Mohammad Bakri


ONORIENT


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Par Mathilde Rouxel
16 septembre 2018


Lumière sur un pilier de l’histoire théâtrale libanaise : « Mounir Abou Debs, à l’ombre du théâtre » de Rita Bassil


Née au Liban en 1977, en pleine guerre civile, Rita Bassil quitte Beyrouth en 1996 pour la France, où elle réside jusqu’en 2016. Après un doctorat en Littérature Générale et Comparée à Paris III, elle publie des chroniques et des entretiens dans la presse libanaise et française (Revue Esprit, Orient XXI).

Dès ses débuts, elle double sa pratique du journalisme avec une activité de poète. Elle a publié à ce jour deux recueils (Beyrouth ou le Masque d’Or, Beyrouth, Dar an-Nahar, 2003 ; L’Eau se brise en éclats, Beyrouth, Dar an-Nahar, 2008) et prépare un roman. Mounir Abou Debs, à l’ombre du théâtre est son premier film. Il est projeté le 20 septembre prochain au cours de la 13e édition du Lebanese Film Festival à Beyrouth. Retour avec elle sur l’aventure d’une rencontre, et sur le portrait de ce grand homme de théâtre récemment disparu.

Rencontre avec Rita Bassil. ...

Comment présenteriez-vous Mounir Abou Debs ?

Mounir Abou Debs est avant tout un poète – mais un poète dont le rôle dépasse la linguistique. Il déborde la position du poète telle que je la conçois, dont le rôle est celui de transmettre la parole poétique, comme le fait le poète de la Cité ou la tribu dans la tradition gréco-latine et arabe. Mounir sans cesse me perturbe dans mes propres définitions des choses. Si le poète est, comme je le dis, le porte-parole de la Cité et de la tribu, donc de la société, Mounir a toujours refusé –radicalement- la consommation de la parole poétique. Ce n’est pas la guerre qui constitue le point de rupture entre la scène libanaise et lui mais la consommation. Mounir a offert au Liban les piliers du théâtre contemporain : parmi ses premiers élèves figurent Antoine Kerbaj (le seul acteur des opérettes des frères Rahbani qui ne chantent pas et sur qui repose toute la trame), Mireille Maalouf, Antoine Moulta’a, Latifé Moulta’a, Raymond Gebra… Adonis traduisait pour lui le théâtre classique et Unsi el Hajj le théâtre contemporain (Ionesco, Holderlin…). À Baalbeck, il a été le directeur scénique des Rahbani, de Nooriev, Béjart, Um Kelthoum.

La question du rapport de Mounir à la guerre est encore un autre sujet qui recoupe cependant le nôtre. Mounir a résisté à la guerre dans ses travaux. Il a empêché la guerre de pénétrer son espace scénique. Seule Ishtar, jouée à l’Odéon en 1977, deux ans après le déclenchement du conflit au Liban, évoque ce qu’il désigne comme « l’état de violence et de bêtise ». Toute sa fascination pour Sophocle tourne autour de la consommation, et sa radicalité envers la consommation de la violence. Dès les débuts de son travail au Liban (rappelons qu’il a été le fondateur de la première école de théâtre au Liban grâce au soutien du Festival International de Baalbek et le fondateur du département dramaturgique de la première chaîne de télévision au Liban « Télé Liban »), il a décidé de masquer ses actrices et acteurs. Le sculpteur allemand, Alphonse Philips, fabriquaient les masques. Il ne fallait aucune trace de violence. Les acteurs, comme aux temps de Sophocle, changeaient de masque pour exprimer les mutilations (comme dans le cas d’Œdipe, par exemple). Le masque est l’essence même de la présence de l’acteur sur scène, qui est en elle-même un état d’absence que l’acteur doit atteindre en gommant tout ce qui charge de l’extérieur le persona, et qui va l’aider à se déshabiller de soi-même pour habiter un autre qui devient soi lors de l’identification.

Comment avez-vous croisé son chemin ?

Ma rencontre avec Mounir fut une « tempête » générée dans le cadre d’un festival belge de poésie nomade « Maelstrom ». Je faisais partie alors des poètes invités au Liban par le festival. J’ai lu un soir ma poésie dans ce lieu sublime, un vrai temple de la beauté. C’était une ancienne magnanerie à Freiké sur une montagne surplombant une vallée dans le Mont Liban, un lieu à l’image de Mounir, à l’écart du monde dont le seul accès, qui se fait par une allée de pins, nous impose le silence et le retrait du monde – ce que la poésie est. Nous avons depuis cet instant conversé des heures durant et nos rencontres pouvaient s’étendre des heures. Lorsque je suis revenue à Paris où je résidais encore, j’ai décidé de faire un documentaire sur Mounir bien que n’aie jamais étudié la réalisation de films. Mon envie soudain devenait intensément évidente. Je suis allée ainsi de l’écriture à l’image.

On devine dans le film une grande complicité entre vous et ce metteur en scène. Que représente Mounir Abou Debs pour vous ?

Nous avons passé de magnifiques moments avant et pendant le tournage. Nous n’avons jamais senti la présence de la caméra. Majid Kassir et Jacques Bouquin qui ont filmé l’un au Liban et l’autre à Paris étaient totalement intégrés à nos entretiens qui ne nous semblaient jamais « regardés ». Cette complicité a contaminé toute l’équipe, Youssef Khoueiry qui a fait le montage et Ali Zreik qui a fait la bande-annonce et l’affiche du film.

Mounir a joué un rôle quasi psychanalytique dans ma vie, sans le savoir. Je suis née en 1977, en pleine guerre civile et sur l’ancienne ligne de démarcation. Comme la guerre a précédé ma naissance je n’ai jamais pu me débarrasser de cette « évidence » de la guerre qu’on retrouve dans tous mes écrits. Je n’ai jamais pu m’en débarrasser parce qu’elle fait partie de moi. Mounir a connu le Liban avant sa destruction, alors que le pays était en plein essor. Il a fondé son école de théâtre à la fin des années 1950 dans le cadre du Festival de Baalbek, le premier festival du Liban créé par un président de la République. Cette époque semble impossible à imaginer de nos jours. Toucher à Mounir signifiait pour moi me défaire de la guerre, de la monstruosité dans laquelle je suis née et qui me dépossède de ce pays que je n’ai pas envie de nommer « natal », même s’il l’est bien sûr. Je le rejette parce que l’idée de frontière me paraît de plus en plus asphyxiante, criminelle et bête. Un pays, de même que ses habitants, concernent toute la planète – surtout quand on donne son avis et qu’on vend des armes, ou bien qu’on exploite sa main d’œuvre ou qu’on la colonise… Cela ne veut pas dire que Mounir n’a pas souffert intensément de la guerre qu’il a refusée de vivre en fuyant en France, son deuxième pays, même s’il ne l’évoque jamais. On m’a reproché de ne pas donner plus d’espace à la guerre dans mon documentaire. Justement, je ne pouvais pas la laisser faire du bruit et trahir Mounir qui s’entourait d’arbres pour dissimuler à ses yeux la laideur du monde.

Vous êtes poète et journaliste. Mounir Abou Debs est votre premier film. Pensez-vous poursuivre une carrière cinématographique après celui-ci ?

Je pense que je dois attendre les suggestions de la vie, les exigences des rencontres et l’effet qu’elles feront sur moi. Mais il est vrai que l’image empiète de plus en plus sur la parole lorsque je réfléchis. On m’a toujours dit que mes poèmes étaient visuels. J’admets que j’ai de plus en plus envie de créer un format qui se situerait entre la parole et l’image.

Quels sont vos projets ?

Je vis depuis quelques années avec un manuscrit presque prêt. Un roman, cette fois. Maintenant que le film est terminé et que je peux laisser Mounir sans moi avec le public, je dois m’occuper de mon roman. C’est un roman-image. À la croisée de ces deux mondes.

Mounir Abou Debs, à l’ombre du théâtre, un film documentaire écrit et réalisé par Rita Bassil, durée : 37 minutes, montage : Youssef El Khoueiry, image : Magid Kassir, Jacques Bouquin, graphisme : Ali Zreik.

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Le 09/08/16
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‘Mounir Abou Debs à l’ombre du théâtre’ de Rita Bassil


Rita Bassil sera présente au Salon du livre francophone de Beyrouth mardi 7 novembre 2017 à 19h30 pour la projection de son documentaire ’Mounir Abou Debs à l’ombre du théâtre’. Ce dernier met à l’honneur un grand homme de culture libanaise, maintenant disparu. Nous lui avons posé quelques questions afin d’en savoir plus sur ce qui l’a poussé à réaliser son film.

Pourquoi avez-vous ressenti le besoin et la nécessité de réaliser un documentaire sur le dramaturge libanais Mounir Abou-Debs ?

Au départ, il y a eu une tempête : ma rencontre poétique avec Mounir Abou Debs. J’ai lu mes poèmes dans le cadre d’un festival nomade de poésie (Maëlstrom) dans sa magnanerie à Freiké. J’étais de passage dans ce lieu envoûtant et dans l’univers très attachant de Mounir. Je n’ai plus pu repartir. Je découvrais le rôle fondamental que Mounir a joué dans la construction de la scène théâtrale libanaise en même temps que je prenais conscience de l’ignorance de ma génération en la matière. Plus je discutais avec Mounir et plus la volonté de vouloir réaliser un documentaire sur cet homme exceptionnel devenait évidente. Je suis ravie et émue d’arriver à poursuivre l’aventure entreprise malgré les obstacles : difficulté à retrouver les archives, les difficultés financières (les aides sont vraiment ridicules quand on arrive à convaincre une institution).

Comment expliquez-vous la conceptualisation du théâtre selon Mounir Abou-Debs, vu qu’il ne souhaitait pas plaire au public en se soumettant au regard d’un tiers ?

C’est impressionnant de voir comment Mounir Abou Debs a pu assumer sa rupture avec le public. Dans les années 60, son nom est partout, il contribue à la création de la télévision libanaise, monte des pièces de théâtre programmées en direct par le service dramaturgique de la télévision, fonde la première école de théâtre contemporain grâce au soutien du Festival international de Baalbeck. Il travaille au festival et voit défiler Feyrouz, Sabah, Nooreev, Béjart, Nicolaïs… La place de Mounir est dans les coulisses où on ne voit pas le public. Parce que pour Mounir, l’acte théâtral n’est pas un produit de consommation. Ceci nous amène forcément à nous demander si une œuvre artistique - faite pour être vue, lue - peut exister en dehors du regard de celui qui la voit, ou qui la lit. Je pense m’être pas mal éloignée de l’ambiance académique pour oser aujourd’hui un ’’oui’’.

Quelle emprunte culturelle Mounir Abou Debs a réussi à laisser dans le paysage culturel libanais ?

Toute l’importance de Mounir réside dans son travail avec l’acteur. Mounir est un pionnier donc une école dans le sens pratique et métaphorique. Ceci nous ramène à la question précédente : l’œuvre d’art existerait donc indépendamment de son public lorsque le regardant est lui-même le regardé. C’est-à-dire celui qui va devenir cet autre que soi, qui va jouer un rôle. Mounir a laissé l’essence de ce moment de métamorphose, le passage du soi à l’autre, à partir du prisme du masque, qui incarne l’état second que doit atteindre l’acteur.

Pour Mounir Abou Debs la modernité ne semblait pouvoir exister uniquement à travers la connaissance et la maîtrise des grandes valeurs artistiques de l’histoire. Selon vous, comment a-t-il mis en exergue cette philosophie dans ses différents travaux ?

Il y a un décalage entre la théorie et la pratique. Mounir Abou Debs a fait du théâtre expérimental. Et ceci est très avant-gardiste au Liban. La prise de conscience du geste se fait par exemple à partir de son observation des performances de Nicolaïs. Il va alors chercher le mouvement dans l’immobilité, et comme il va renouer avec l’ambiance un peu sacrée qui a été le cadre de son éveil au théâtre ceci va parfois flouter les frontières du sacré et du profane et rendre son théâtre encore plus inaccessible.

Comment Mounir Abou Debs a-t-il essayé de se positionner contre la société artistique libanaise qui cherchait à divertir le public et créer un lien de consommation avec le public ?

Mounir a tout simplement été lui-même. Il n’a jamais accepté de concession. Le public l’a suivi et l’a lâché. Seuls les poètes entendront, jusqu’au bout, son langage.

Comment la guerre civile libanaise a-t-elle impacté la création artistique de Mounir Abou Debs ?

Je suis née au début de la guerre civile sur l’ancienne ligne de démarcation. Mon écriture est totalement habitée par la guerre. Ce qui m’a le plus fascinée chez Mounir, qui a éveillé ma curiosité, et qui m’a donné la force de persévérer, c’est que son œuvre ne traite jamais de la guerre, et qu’elle n’a rien d’engagé. Son unique œuvre qui peut évoquer l’existence de la guerre de manière très édulcorée c’est ‘Le visage d’Ashtar’, montée à l’Odéon à Paris en 1977 à son départ du Liban suite au déclenchement de la guerre civile. Pour ’’chercher à échapper à l’état de violence et de bêtise’’, il célèbre les plaisirs humains.

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Le 09/08/16
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Adieu Mounir Abou-Debs


La dernière demande qu’il a prononcée, quelque jours avant son décès, demande récurrente et insistante, est de le ramener au Liban, son pays, pour voir sa maison de la soie, pour sentir ses arbres, pour goûter sa nourriture et entendre ses proches et ses amis fidèles. Malgré le fait qu’il ne se reconnaissait plus dans une certaine société libanaise en mutation, en transformation, en démission, malgré qu’il ait adopté la culture française depuis ses études, malgré qu’il se soit marié avec une française, Jeanne née Dugimont, il est resté terriblement attaché à sa culture libanaise, à son art oriental, à son territoire natale, à son village de Fraykeh.

Attachement d’autant plus terrible qu’il est sans concession, sans modulation, contre tout compromis, parce que toute sa vie il a recherché l’absolu de l’être dans la profondeur de son entité, dans l’authenticité de son expression.

Contre vents et marrées, contre la pensée banalisée, Il a milité toute sa vie durant pour le Liban des rêves, pour celui des traditions et des spiritualités. Pour ce Liban qui se suffisait de si peu, qui se contentait d’humanité, de méditation, de contemplation, jusqu’à l’ascèse, face à l’épreuve.

Il s’est tellement engagé dans cette voie, qu’il en avait fait le critère de sa vie, au risque de se détacher de son entourage, de plus en plus baigné de matérialité, de conformisme et de consumérisme. Il a accepté le défi que le monde artistique a levé contre sa personne.

Quoi qu’il en soit, sa quête de cet absolu, l’avait amené à considérer que le passé est une source fondamentale de l’inspiration, un socle inébranlable de la créativité actuelle. Pour lui la modernité n’est possible que par la connaissance des grandes valeurs artistiques passées et spirituelles de l’histoire ; il avait toujours été convaincu que cette modernité ne peut exister que dans la retenue des choses, dans la lenteur des gestes, dans l’absence de l’espace, dans le silence des mots.

Les années 60, il en parlait comme une décennie bénie des dieux, une période où on lui avait donné l’occasion de créer l’Ecole du théâtre moderne de Beyrouth, où il put mettre en scène les grandes œuvres de Shakespeare, de Sophocle, des auteurs français plus actuels, avec une étonnante imprégnation orientale.

Il racontait qu’il était entouré de grands talents sans qui, il n’aurait pas pu installer les bases de son discours théâtral ; Alfonse Philipps, artiste peintre et sculpteur allemand et vivant au Liban, doté d’une immense inspiration, avait été son scénographe attitré, il avait contribué magistralement à l’épanouissement de son langage théâtral, si innovant dans ce pays. Il y avait des acteurs très inspirés, Michel Nabaa, Réda Khoury, Antoine Kerbage, Renée Dick, Raymond Gebara, Antoine et Latifé Moultaka. Hanna Salem, Mireille Maalouf, Sobhé Ayoub, Refaat Torbey, Joseph Abou-Nassar, Milad Daoud, Mounir Maasreh, etc… C’était une période d’optimisme artistique, de plaisir de participer à un élan créatif sans précédent. Le Liban est passé par une étrange lune de miel artistique.

Les années 70 étaient la fin de cette période idyllique, ces relations ont commencés à s’étioler, les exigences artistiques de Mounir Abou-Debs devenaient de plus en plus resserrées, je fais allusion au ’Déluge’ qui marque une étape fondamentale dans sa conception de l’acte théâtral ; la guerre civile a achevé le processus ; plus les conflits s’exacerbaient, plus il se retranchait dans sa sphère de l’absolu. Tous les acteurs de cette mouvance, si précoce, sont entrés en désaccord avec lui. L’incommunication s’est installée petit à petit, durant les 15 années de cette fatale période libanaise ; Alfonse Philipps a mis fin à son existence en 1987, ce qui a beaucoup affecté Mounir Abou-Debs ; Il disait que sans Alfonse Philipps, il n’aurait pas pu faire ce début de carrière. Il disait que durant ces 15 ans, le Liban est mort. Un autre, plus sombre, plus dur a pris la place.

Après une longue période d’éloignement, du fait des évènements, où il ne pouvait pas concevoir de s’exprimer dans cette atmosphère de violence, il était revenu dans les années 90, avec une approche encore plus intériorisée de son langage ; plateau vide de tout décors, textes poétiques contemplatifs, dis dans l’immobilisme de la respiration et la lenteur intérieur du mouvement.

La guerre civile, l’avait poussé dans les profondeurs de ses retranchements artistiques ; il était désormais à la recherche de l’invisible, du non-dit, du suggéré. Il était dans un espace que les gens comprenaient de moins en moins, parce qu’il faisait appelle à leur inconscient, à leur doute. Les échanges avec le milieu intellectuel libanais se faisaient de moins en moins bien ; l’incompréhension s’installait d’une façon inéluctable et décisive.

Dans les années 2000, il a tenté de revenir vers des textes théâtraux plus narratifs, moins abstraits, avec Antoine Kerbage, Jihad el-Andari, Nadim Aridi, Tarek Annish, Maya Sabaaly, Nisrine Achkar, Imad Berberi, Lucien Bou-Rjeil, Sabine Ojeil, Adham al-Dimachki, Marc Khoreich, la jeune génération, sans pour autant se réconcilier avec les grandes mises en scènes. Le contexte social avait muté.

Sa liaison avec la société artistique libanaise était définitivement rompue ; les divergences étaient totales ; il y avait désormais deux tendances qui s’affrontaient par voie de presse interposées : la tendance générale qui recherchais à divertir le public et celle de Mounir Abou-Debs qui allait de plus en plus profond dans la rigueur de l’être, dans l’absolutisme du non-dit, au risque de se détacher définitivement de ce public, de plus en plus attiré par la médiatisation d’une culture, colorée, odorante et légère.

Ces effets de conflit stylistique, se sont ressentis à son décès. A part Rony Araygi, ministre de la culture, Ghassan Mkheiber, député, Refaat Torbey, Antoine Kerbage, Georgette Gebara, Elias Rahbani, Jihad el-Andari, que je remercie de tout cœur de leur présence, ainsi que le groupe des fidèles acteurs de la dernière génération, très proche de lui, aucune personnalité du monde artistique libanais n’a daigné se présenter aux obsèques. Beaucoup de personnes présentes ont pris acte de cette défection.

Encore plus significatif est l’absence totale de la presse libanaise, qui a marqué cet évènement par sa superbe indifférence ; je finis par croire que l’acte théâtral en tant que tel n’est plus.

Le théâtre de Mounir Abou-Debs, n’intéresse plus. Et je dirai même qu’au regard de la situation du pays, nous pouvons constater que le théâtre, ou même la culture, dans leur dimension artistique est en plein marasme, voire en extinction. A part quelques courageuses tentatives, digne de quelques troupes engagées, la culture au Liban est devenue pur divertissement, juste de quoi amuser le public quelques instants avant de vaquer à ses occupations plus attractives et plus lucratives.

Oui, la disparition de Mounir Abou-Debs laisse un goût amer d’une époque révolue, où le public était encore à l’affût de ses valeurs humaine. C’est une tout autre culture mondialisée qui prend le dessus et qui broie ce passé si fragile.

Je voudrais finir par un souhait que j’ose exprimer dans ces lignes ; Mounir Abou-Debs, avec son Ecole du théâtre moderne de Beyrouth, qu’il avait installée dans sa magnanerie à Fraykeh, a laissé les prémisses d’un espace culturel d’exception. Avec un groupe de jeunes artistes et personnes proches de sa pensée, j’espère pouvoir vous annoncer dans un temps assez proche la création de la Maison des arts de Fraykeh.

Une des raisons principales de ce lieu, au regard de quelques initiatives exemplaires et courageuses, sera de lancer un défi à cette culture en décrépitude et de montrer que l’art peut encore exister dans son authenticité.

L’autre raison et d’espérer pouvoir participer à renouer les liens entre les différentes tendances artistiques, afin de laisser libre court à un débat constructif sur l’art vivant au Liban.

Pourrions-nous contribuer à sauver les miettes d’une période culturelle si particulière et si mal traitée ? Le défi est énorme.

Gilles Debs
Le 28/07/2016

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