Liban 1920 – 2020, « Et maintenant on va où ? »

, par Mohammad Bakri



Les clés du Moyen-Orient
Par Nadine Méouchy
Article publié le 02/10/2020 - modifié le 02/10/2020


Liban 1920 – 2020, « Et maintenant on va où ? »


Le 10 août 2020, Hassane Diab a annoncé la démission de son gouvernement en dénonçant la corruption politique et financière de la caste au pouvoir : « le système de la corruption est plus grand que l’État ». Cette formule s’applique aussi bien au système confessionnel « plus grand » que l’État et source principale de cette corruption. L’histoire interdépendante des deux piliers de la vie politique, le système confessionnel et l’État, constitue la clé de compréhension du bilan libanais au bout d’un siècle d’existence.

L’État libanais : de la tutelle à l’impéritie

Les conditions de la création de cet État par la France, puissance mandataire, lui donnent des handicaps qu’il porte jusqu’à aujourd’hui et qui le placent dès l’origine en dehors de la modernité politique à l’européenne. L’État moderne est mis en place sur le modèle français, un modèle dans lequel l’État est une émanation de la nation, elle-même constituée de citoyens, c’est-à-dire d’individus. Les devoirs réciproques entre l’État et la nation constituent le Pacte social. Or, la puissance mandataire française institue une politique totalement opposée à ce modèle par le soutien aux juridictions communautaires et à l’enseignement confessionnel. La définition du Grand Liban comme pays de « minorités associées » place le combat décisif dans l’État au niveau des identités portées par chaque groupe communautaire. On est loin de la constitution d’une nation de citoyens…

De plus, la puissance mandataire, qui contrôle le pouvoir et le territoire, se substitue aux élites locales dans la gouvernance du Liban et de la Syrie. Non seulement l’État n’est pas l’émanation d’une nation inexistante mais il est sous tutelle étrangère. Le rapprochement entre musulmans et chrétiens qui va conduire au Pacte National de 1943, s’opère sur la base d’une opposition entre l’Église maronite et la France, dans les années trente, et non sur un projet commun de construction de l’État. Le Pacte se limite en effet à un accord sur la souveraineté et l’arabité du Liban et confirme le principe de la représentation communautaire dans l’État et les hautes fonctions publiques. En étant uniquement la condition de coexistence des chrétiens et des musulmans dans l’État, le Pacte favorise de fait la corruption et le népotisme du gouvernement. Très rapidement, les tensions entre chrétiens pro-occidentaux et musulmans nationalistes arabes augmentent. En mai 1958, une insurrection est déclenchée par les musulmans, signe avant-coureur de la guerre civile à venir. Le 15 juillet 1958, 5 000 Marines américains débarquent sur la plage d’Ouzaï à Beyrouth, et ainsi se répète le scénario des interventions étrangères à l’appel de forces locales. C’est donc avec l’appui des Américains et le soutien de Nasser que le général Fouad Chéhab est élu à la tête de l’État libanais, le 31 juillet 1958.

Quel que soit l’engagement du président Chéhab à imposer une légitimité et une autorité de l’État libanais au-dessus des partis, la guerre civile qui éclate en 1975 témoigne que la phase du chéhabisme ne fut qu’une illusion faute d’avoir remis en cause le communautarisme…

La défaite arabe de 1967 bouleverse le rapport des forces régionales et ouvre sur la contestation de l’État libanais tandis que les Accords du Caire de 1969 accordent des privilèges extra-territoriaux aux Palestiniens au Liban. Ainsi, entre 1967 et 1975, aux disfonctionnements antérieurs, viennent s’ajouter les données d’une crise qui servira de détonateur à la guerre civile, et alimentée par la croissance de la gauche (avec le mouvement étudiant) et du mouvement pro-palestinien, l’armement et l’autonomisation de la Résistance palestinienne au Liban qui devient un État dans l’État, le renforcement militaire des partis chrétiens et musulmans, l’affaiblissement progressif de l’élite traditionnelle libanaise par la concurrence d’acteurs plus jeunes et plus radicaux.

Ainsi, progressivement, l’État libanais a perdu l’essentiel de ses prérogatives (s’il en eût jamais de réelles) à partir de 1967 et surtout de la guerre civile de 1975 : multiplication des milices armées partisanes, occupation syrienne 1976-2005 et occupation israélienne 1982-2000, mainmise des anciens chefs de guerre sur l’État, le Hezbollah comme puissant cheval de Troie d’intérêts non-libanais, et la Livre libanaise détrônée par le dollar. Avec la fin de la guerre en 1990, la corruption confessionnelle gangrène tous les secteurs de l’État, de l’économie, des finances et de la société. Dans ce cadre, le fait minoritaire, simple fait historique à l’origine, s’est muté en verrou du système confessionnel.

L’accord de Taëf, qui scelle la fin de la guerre civile après de nombreuses tractations, est signé le 22 octobre 1989 par 62 députés libanais sous le patronage de trois pays arabes : l’Algérie, le Maroc et l’Arabie saoudite. L’accord forme quasiment le 4e pilier de la trilogie incarnant le système confessionnel tel qu’analysé par Ahmad Beydoun en 2003 : la Formule libanaise, la Constitution et le Pacte national. L’accord, assis sur le principe du « ni vainqueur ni vaincu », bute notamment sur la déconfessionnalisation du système politique et l’évacuation du territoire libanais par les forces armées syriennes et israéliennes.

De fait, cet accord consacre la réduction des pouvoirs du président maronite, l’emprise syrienne et la mainmise des chefs de guerre sur la vie politique. Si les troupes syriennes finissent par quitter le Liban 15 ans plus tard, c’est sous la contrainte, alors que la milice du Hezbollah s’est renforcée et que le chiisme politique a remplacé le maronitisme politique. Ce chiisme, satellite de son parrain iranien, aiguise la concurrence chiite-sunnite au risque d’un nouveau conflit civil. Depuis que les chrétiens libanais ont perdu le pouvoir en perdant aussi la majorité numérique (ils constitueraient entre 35 et 39 % de la population), leurs partis se sont intéressés au principe des réformes, à une certaine sécularisation de la vie politique mais sans risquer la remise en cause de l’oligarchie en place et des dynasties politiques issues de la guerre civile. Sans risquer la remise en cause du fondement juridique du confessionnalisme comme en témoigne le « Mémorandum du Liban et de la neutralité active » lancé le 17 août 2020 par le Patriarche maronite Béchara Raï.

Le système confessionnel : le bon grain, l’ivraie et la gangrène

La communauté est un fait anthropologique par essence. Elle devient confessionnelle lorsqu’elle est un élément constitutif central du système politique. Le confessionnalisme au Liban est un phénomène à la fois sociétal et politique dont les conséquences se traduisent sur les plans juridique et économique. En la matière donc, l’histoire du Liban incarne un cas exemplaire. Au commencement était le bon grain : avec les Règlements ottomans (1845, 1861-64) consécutifs à des massacres intercommunautaires, est institué la représentation des communautés dans les instances administratives du Mont Liban. Il s’agit d’un acte témoin de la modernité politique ottomane depuis le mouvement des Réformes (Tanzimat : 1839, 1856) initié sous la pression européenne. Mais ainsi la structure traditionnelle du pouvoir dans la montagne reposant sur des coalitions d’aristocraties est remplacée par une structure communautaire. Or, c’est le temps où les communautés, gagnées par la montée des nationalismes dans l’empire, construisent leur récit historique contemporain et se prennent à rêver, pour les Maronites notamment, d’un État.

Vient alors le temps de l’ivraie avec le mandat français et le tournant de 1967. À partir du moment, en 1920, où les communautés se retrouvent en compétition pour le pouvoir d’État, l’importance d’une communauté se sacralise sur ses deux incontestables piliers : le nombre des hommes et les ressources économiques (wakfs). La gestion des wakfs relève des juridictions religieuses de statut personnel et chaque communauté est dotée de ses propres tribunaux à partir du mandat. Or les hauts-commissaires français, en Syrie comme au Liban, soucieux d’assurer les droits des individus comme ceux des communautés (ce qui correspond à la fois à la culture politique française et à la mission du mandat), au nom d’une volonté de sécularisation de la vie publique, cherchent, entre 1922 et 1936, à restituer au droit commun l’essentiel des domaines relevant de ces juridictions religieuses (conversion, tutelle, héritage, etc.). En vain. Car la politique française est empêtrée dans ses contradictions : ainsi la Constitution de 1926 garantit à la fois la liberté de conscience des particuliers et les droits des communautés qui rejettent en particulier la conversion et le mariage des femmes en dehors de la communauté. En effet, du contrôle de sa démographie dépend pour chaque groupe communautaire l’importance de sa représentation dans l’État.

Au Liban, pays de “minorités associées”, les communautés en compétition, toutes devenues des minorités numériques en 1920 dans les frontières du nouvel État, ont reconstruit leur histoire à partir de leur vécu ottoman d’Ancien Régime, sans tenir compte de leur entrée dans l’État moderne. Les récits communautaires se centrent en majorité sur une thématique victimaire et d’oppression (avec le cas particulier des Sunnites et des Grecs-orthodoxes, héritiers d’empires pluriséculaires). Toutes les tentatives de construire l’unité nationale butent sur la résistance des consciences minoritaires qui ont donc transposé une mémoire ottomane dans l’État moderne. Une minorité dans l’État libanais fragmenté peut assurer sa propre défense politique et militaire grâce à des milices, preuve s’il en est, de son point de vue, que l’armée nationale ne la représente pas. Preuve aussi de sa méfiance envers l’État lorsqu’elle ne le contrôle pas totalement. La défiance envers la démocratie fonctionne même si la minorité possède une puissance armée supérieure à celle de l’État : ainsi, en septembre 2020, le blocage dans la formation d’un gouvernement de transition, exigé par la France au nom des bailleurs internationaux du Liban, est le fait du Hezbollah et de son allié chiite Amal : ils exigent que le ministère régalien des Finances leur soit attribué de manière définitive comme une revanche sur l’histoire, pour obtenir un contrôle pérenne sur les décisions de l’exécutif incarné par le président maronite et le chef du gouvernement sunnite. Et sans aucun doute aussi pour surveiller l’audit bancaire à venir des bailleurs internationaux.

Avec la guerre civile et les concurrences identitaires, la gangrène et les milices s’infiltrent au cœur de l’État. Les pouvoirs supposément publics sont noyautés par les parrains politiques des appareils communautaires. La configuration sociétale libanaise constitue un facteur aggravant : elle enserre l’individu dans les réseaux d’appartenance de sa famille et de sa communauté depuis sa naissance jusqu’à sa mort et dont il ne peut se libérer sous prétexte de perdre son identité sociale et juridique. Les Libanais se regroupent donc majoritairement sur la scène de conflit en fonction de leurs appartenances communautaires. La conscience communautaire alimente la conscience politique. Le modèle français d’État construit sur une nation de citoyens apparaît bien structurellement antinomique avec une société politique constituée de groupes définis par leur opposition entre eux et sans individus détachés de leurs appartenances héritées.

Pourtant, les processus d’individuation sont initiés depuis longtemps au Liban. Le renouveau de l’émergence politique de la jeune génération depuis la thawra du 17 octobre 2019 (dont la révolte consécutive aux explosions du 4 août 2020 est un épisode) signale un dépassement de la traditionnelle opposition « 8 mars-14 mars » et témoigne d’une aspiration à la citoyenneté et à l’État pour tous, à la liberté et à une vie digne pour chaque famille. Les jeunes mobilisés refusent la récupération politique et affrontent dans la rue aujourd’hui la résistance quasi ontologique des appartenances communautaires poussée par une oligarchie agrippée à ses intérêts multidimensionnels.

Et maintenant on va où ? [1]

Le confessionnalisme n’est donc pas soluble dans la démocratie telle qu’elle est pensée par les Occidentaux à partir de leur modèle de société et de leur modèle d’État. La représentation communautaire est née comme un témoin de la modernité politique en un temps où ni l’individu ni le citoyen n’existait au Proche-Orient. En entrant dans l’État-nation moderne, les chefs communautaires ont détourné le modèle d’État inadapté à la réalité sociétale pour le phagocyter. Cette distorsion avec le modèle invoqué a frappé officiellement le système de la représentation communautaire d’une valeur négative. Ce système était déjà dénoncé par Riyad al-Sulh dans sa Déclaration ministérielle du 7 octobre 1943 et est toujours présenté comme transitoire. Mais personne n’en veut réellement l’abolition : ni les formations politiques, ni les chefs religieux et leurs alliés qui en bénéficient, sous le prétexte que ce système constituerait une garantie vitale pour chaque communauté. L’ancrage croissant depuis 1943 du confessionnalisme dans la vie sociale et politique constitue une difficulté majeure : il apparaît beaucoup plus compliqué aujourd’hui qu’en 1920 de promouvoir un véritable État représentatif et démocratique, de gérer dans la mémoire nationale la diversité des mémoires et des récits historiques communautaires pour donner une historicité à l’État. Pourtant, l’histoire du Liban montre que le confessionnalisme constitue d’abord une menace permanente pour la paix civile. Après la série d’assassinats politiques d’opposants à l’occupation syrienne en 2005, il suffit de rappeler les derniers affrontements armés dans Beyrouth en 2008, entre le Hezbollah et les milices sunnites du 14 mars, qui aboutissent à un nouvel accord, l’Accord de Doha (Qatar) entre les partis et leurs milices. Un accord de plus afin d’éviter une guerre civile, éternelle épée de Damoclès au-dessus du pays. Un accord de plus non respecté puisque les parties en conflit s’étaient notamment engagées à n’utiliser ni les armes ni la violence à des fins politiques et à s’entendre pour renforcer les pouvoirs de l’État au Liban.

Le système confessionnel serait rendu immuable grâce à la “Formule libanaise” : « Le Liban est commandé par des équilibres que nul ne peut modifier » (Nouhad Machnouk, ministre de l’Intérieur, L’Orient-Le Jour, 18/01/2017). La Formule favorise les interventions étrangères de toutes natures et “sape donc les assises de l’État indépendant” (Ahmad Beydoun). Rien d’étonnant puisque l’intérêt général est absent des décisions politiques et institutionnelles au Liban. L’absence de sens collectif, de responsabilité vis-à-vis des autres conduit aussi à l’absence d’humanité. Les violences des guerres civiles en témoignent tout comme les explosions du 4 août ont créé l’image de « l’État assassin ». Si le système confessionnel empêche le développement de l’individu, – puisque les processus d’individuation supposent la remise du statut personnel aux tribunaux civils –, inversement les processus de libération des individus peuvent frapper au coeur du système confessionnel. On ne peut s’empêcher de paraphraser la célèbre citation de Napoléon à propos du port d’Anvers : « l’individu, pistolet braqué au coeur du confessionnalisme »…

Ainsi, il ne suffit pas de réformer le système scolaire, de promouvoir une certaine justice sociale ou de moraliser la vie économique et financière. Ni de décréter l’abolition du confessionnalisme politique. Il faut éradiquer ses racines dans la société en libérant les individus des juridictions religieuses pour tout ce qui relève de leur statut juridique, de la vie sociale et de la liberté individuelle. Les femmes libanaises (et syriennes) ont tout à y gagner notamment en matière de divorce, d’héritage et de liberté de choix dans le mariage.
On peut légitimement s’interroger sur le réalisme du projet d’État civil suggéré par le président Aoun, projet prévoyant un statut personnel unifié et mis en place par des amendements constitutionnels. À aucun moment la mainmise des pouvoirs religieux sur le destin public et privé des individus n’est mentionnée… Mainmise qui s’appuie sur tous les domaines de l’État : état-civil, écoles, hôpitaux, emploi et aides sociales, maintien de l’ordre et défense du territoire (au Liban Sud et à la frontière syro-libanaise).

L’abolition du système confessionnel, par le transfert du statut personnel à l’État, est bien inséparable d’une réflexion sur le modèle d’État à construire : un modèle démocratique et socialement juste, et qui offre un avenir aux jeunes dans le pays, comme le demandent de nombreux Libanais aujourd’hui, un modèle à inventer qui s’ajuste à la spécificité structurelle de la société libanaise tout en renvoyant les communautés dans la sphère du privé. Mais aussi, tout en promouvant la société de communautés comme une donnée partagée positive dans la formation de la nation de citoyens libanais.

Les acteurs de la société civile libanaise ne demandent rien d’autre dans leurs propositions de réformes, même avancées en ordre dispersé, qui devraient constituer une phase transitoire dont l’objectif pour beaucoup d’entre eux est bien l’abolition du régime confessionnel et l’instauration d’un État protecteur pour tous.

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Notes

[1Wa halla’ la-wayn ? Titre d’un film de la réalisatrice libanaise, Nadine Labaki, qui interroge la dimension mortifère de la question confessionnelle à partir de l’exemple d’un village.

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