Les Taïfas en Al-Andalus (1009-1091)

, par Mohammad Bakri


Les clés du Moyen-Orient


Les clés du Moyen-Orient
Par Delphine Froment
Article publié le 14/12/2016


En 1009, le califat omeyyade sombre dans la guerre civile ; jusqu’en 1031, c’est la fitna. Ces temps troublés entraînent la partition du territoire en plusieurs royaumes : les mulûk al-tawâ’if (« royaumes nés de la partition »), ou royaumes des Taïfas.
Pendant près d’un siècle, une multitude de pouvoirs indépendants (une vingtaine au début du xie siècle, une dizaine à la fin du xie siècle) se partagent le territoire de l’Espagne musulmane. Nés de la division, ces petites principautés se concurrencent les unes les autres et font face au problème délicat de leur légitimité. Surtout, les Taïfas vont être confrontés aux percées des Chrétiens du Nord en Al-Andalus : ceux-ci profitent en effet de la division des anciens territoires omeyyades pour entreprendre la conquête d’Al-Andalus. L’incapacité des Taïfas à contenir la Reconquista a longtemps mené les chroniqueurs musulmans contemporains et historiens du xix-xxe siècle à critiquer la faiblesse de ces États, les présentant comme décadents. Pourtant, l’historiographie récente nuance l’idée d’un déclin politique et cherche plutôt à mettre en avant la fécondité culturelle et l’originalité politique de l’histoire des Taïfas.

Des royaumes illégitimes et impuissants face à la Reconquista ?

Alors que la guerre civile fait rage sur les anciennes terres du califat omeyyade, plusieurs groupes prennent le pouvoir localement, autour d’une ville, avec à leur tête des hommes qui gouvernaient déjà des cités au nom du calife. On a ainsi pu distinguer trois groupes différents :

 Les groupes « andalous » : des émirats se forment autour de grandes familles qui se sont implantées dans la péninsule Ibérique au temps de l’émirat omeyyade au viiie siècle. Le pouvoir revient soit à une vieille aristocratie militaire (comme les Banû Dhî l-Nûn à Tolède) ou à de hauts fonctionnaires civils (comme les Abbadides à Séville).
 Les groupes « esclavons » : ils se forment autour des fonctionnaires d’origine servile qui avaient été recrutés dans l’armée et l’administration par le califat et par les Amirides. Leurs émirats se situent principalement sur la côte du Levant (Murcie, Almería, Dénia, Valence) : on peut par exemple citer la Taïfa d’Almería, qui devient un royaume indépendant en 1012 sous l’égide de l’émir Aftah ; au cours du règne de l’émir suivant, Jayran, Almería développe une industrie du textile et de la soie à l’origine d’importantes relations commerciales avec l’Europe. Les émirats esclavons sont cependant peu durables : ils ne recrutent pas de nouveaux esclaves, mais ne peuvent pas non plus se reposer sur l’hérédité, car la plupart des princes sont des eunuques.
 Les groupes « berbères » : des émirats sont enfin formés autour des guerriers berbères arrivés tout récemment dans la Péninsule. Ceux-ci ont été au cœur des combats de la fitna, car les divers prétendants au pouvoir califal ont souvent fait appel à eux. Ils ont installé leur pouvoir au sud de la péninsule Ibérique, à Algésiras, Grenade et Malaga. La plus puissante et prestigieuse de ces principautés est celle de Grenade, qui domine rapidement les autres Taïfas berbères. C’est une dynastie venue d’Ifrîqiya qui y gouverne : la dynastie des Zirides. Son dernier souverain, ‘Abd Allâh ibn Zîrî, est très connu et a contribué à conserver le souvenir de son royaume grâce à ses « Mémoires », qui offrent aux historiens une source exceptionnelle sur l’histoire du pouvoir dans la péninsule Ibérique au xie siècle.

Un problème important auquel les Taïfas doivent faire face est cependant la question de la légitimité. Dans l’histoire du dâr al-islâm, n’est légitime qu’un pouvoir délégué par le calife omeyyade. Or, la fitna empêche l’exercice réel du califat.
Au départ, les rois des Taïfas n’entendent pas à proprement parler remplacer le calife, mais plutôt gouverner en attendant son retour ; ils prennent ainsi le titre de hâjib, c’est-à-dire le même que portaient les Amirides. Mais peu à peu, à mesure que leur pouvoir se stabilise, on constate une prolifération de noms califiens, ce qui montre que certains émirs s’émancipent progressivement de la figure tutélaire du calife. En 1031, les autorités de Cordoue finissent par ne plus reconnaître de calife, ce qui finit par résoudre le problème de légitimité des rois des Taïfas.
Cependant, le gouvernement de Séville trouve en 1035 le moyen de faire légitimer son pouvoir grâce à un imposteur, un potier de Calatrava qui prétend être le calife Hishâm II dont il est le sosie. Hishâm II est mort, selon toute vraisemblance, dans la guerre civile, mais les Sévillans reconnaissent ce potier comme calife, et se font déléguer le pouvoir par lui ; on retrouve encore des pièces de monnaie frappées à son nom à la fin du xie siècle, alors même que le vrai Hishâm II est né en 965, donc plus d’un siècle plus tôt. Cette anecdote est ainsi très révélatrice de l’importance que conserve la figure du calife pour légitimer le pouvoir des Taïfas.

Malgré les tentatives pour légitimer leur pouvoir aux yeux des populations, les principautés restent très vulnérables. La moindre fragilité transparaissant au niveau sécuritaire, économique ou militaire, et les Taïfas sont décrédibilisées dans l’opinion de leurs populations. Or, les Taïfas vont rapidement devoir faire face à la menace de la Reconquista, entreprise par les Chrétiens du Nord qui profitent de la division en Al-Andalus. Avant d’effectuer de grandes percées militaires, les Chrétiens du Nord parviennent à rançonner les royaumes des Taïfas pour renflouer leurs caisses et développer des puissantes armées. Ferdinand Ier de Castille et Léon met par exemple en place une politique dites des « parias » : il s’agit de tributs imposés à Tolède et à Badajoz, en échange de leur protection contre des principautés rivales, ou en échange de la non-intervention des Chrétiens du Nord. Ces politiques ont non seulement pour effet d’enrichir les Chrétiens du Nord, mais aussi d’affaiblir les Taïfas, qui assomment d’impôts leurs populations qui, en retour, les contestent de plus en plus.

Peu à peu, les Chrétiens du Nord entament la conquête des villes d’al-Andalus. La prise de Tolède, en 1085, est un véritable coup de tonnerre : la ville était hautement symbolique, tant pour les musulmans (car la Taïfa de Tolède était l’une des plus importantes, et c’est donc une importante portion du territoire qui est arrachée à Al-Andalus) que pour les Chrétiens du Nord (Tolède était en effet la capitale des Wisigoths, qui avaient dominé l’Hispanie jusqu’à la conquête d’Al-Andalus en 711 par les Arabes et les Berbères). L’incapacité des émirs andalous à faire face à la Reconquista les oblige alors à faire appel aux Almoravides, qui dominent l’ouest de l’Afrique du Nord depuis les années 1070. En 1086, un an après la prise de Tolède, ils défont les Chrétiens à Zallâqa et repartent de la péninsule Ibérique pour le Maghreb, avant de revenir définitivement en 1090 et de démettre tous les princes des Taïfas, qui partent en exil.
Divisé depuis 1009 et la guerre civile, Al-Andalus est enfin réunifié sous l’autorité almoravide.

Quel bilan ?

Parce que l’essor des Taïfas a contribué au morcellement du territoire d’al-Andalus et a coïncidé avec la fin du califat omeyyade, les chroniqueurs musulmans ainsi que les historiens ont longtemps critiqué leur rôle dans l’histoire du dâr al-islâm. Leur faiblesse face aux Chrétiens a été largement dénoncée, et les Taïfas sont coupables, selon ses auteurs, des avancées de la Reconquista. L’historien Ibn Hazm, né en 994 et mort en 1064, et donc contemporain des Taïfas et de la décomposition du pouvoir califal, en a été l’un des principaux contempteurs, appelant sans cesse au retour des Omeyyades et s’engageant auprès de différents prétendants au trône du califat. Au XIXe siècle, l’historien Evariste Lévi-Provençal a les Taïfas, en empêchant le maintien d’une autorité centrale dans la péninsule Ibérique, avait été à l’origine de la disparition d’Al-Andalus.

Cependant, l’historiographie récente a cherché à réhabiliter le bilan politique des Taïfas, en montrant l’originalité politique et la fécondité culturelle qu’ils avaient représentées. En effet, à plusieurs égards, le moment des Taïfas a été celui d’invention politique dans le dâr al-islâm, lors duquel les autorités gouvernementales ont conservé un fort pouvoir. Alors que le calife avait toujours représenté l’autorité suprême, ces royautés s’en émancipent progressivement. Surtout, et c’est inédit en Al-Andalus, les élites jouent un grand rôle dans la prise de pouvoir, tout en s’appuyant à plusieurs reprises sur le peuple : quelques gouvernements urbains exercés par des élites civiles se sont développés, des élites issues de vieilles familles de l’aristocratie arabe et du milieu des juristes prenant la tête de l’État, à l’instar des Banû Jawhar à Cordoue, ou des Banû ‘Abbâd à Séville. Les travaux de David Wasserstein ont ainsi mis en évidence la formation d’instances informelles (les mashyakha), sortes de conseils municipaux, à Tolède et sur la côte du Levant. Il semblerait que des instances semblables aient été mises en place ailleurs dans le dâr al-islâm, sans que cela ne soit autant perceptible qu’en Al-Andalus. Dans tous les cas, l’expérience des Taïfas démontre un réel dynamisme politique.
De même, alors que certains historiens (à l’instar de Pierre Guichard) ont beaucoup insisté sur la fragilité du pouvoir des Taïfas, d’autres leur ont malgré tout reconnu une certaine capacité d’action. Par exemple, l’appel des Taïfas aux Almoravides à la suite de la chute de Tolède témoigne d’une capacité de décision importante.
Enfin, si la division du territoire d’Al-Andalus par les Taïfas a été décriée par de nombreux critiques, il n’en demeure pas moins que la rivalité entre les différents royaumes a permis un véritable éclat culturel au xie siècle en Al-Andalus. De nombreux lettrés ont pu se mettre au service des princes et gouvernants locaux. Pierre Guichard explique ainsi que ceux-ci, faisant figure de mécènes, se sont « disputés les meilleurs poètes et hommes de lettres » (1). On peut ainsi mentionner Ibn Darrâdj al-Qastallî, qui fuit Cordoue après la chute des Amirides (dont il était un éminent poète) pour s’installer successivement à Ceuta, Almería, Valence, Tortosa, Saragosse et Denia ; jusqu’à sa mort en 1030, il passa sa vie à louer et chanter alternativement les différents princes de ces Taïfas.

Ainsi, les Taïfas ont longtemps été critiquées, tant du fait de leur simple existence (qui signifiait la fin d’un État central et califal, et la division d’Al-Andalus) que du fait des conséquences de leur incapacité à faire face aux premières avancées de la Reconquista. Néanmoins, les travaux historiographiques récents nous enjoignent à relire cette histoire, et à voir dans les Taïfas une période d’évolution du pouvoir politique, où une première émancipation de l’autorité califale est tentée, et où les élites urbaines prennent plus de poids.


Notes :

(1) Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492 : une histoire de l’Espagne musulmane, Paris, Hachette, 2001, p. 117.


Bibliographie :

 Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier, Eric Vallet (dirs.), Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Paris, Atlande, 2014.
 Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492 : une histoire de l’Espagne musulmane, Paris, Hachette, 2001.
 Pierre Guichard, Bruno Soravia, Les royaumes de Taifas : apogée culturel et déclin politique des émirats andalous du xie siècle, Paris, Geuthner, 2007.
 Emmanuelle Tixier du Mesnil, « La fitna andalouse du xie siècle », Médiévales, 60, 2011, pp. 17-28.
 David Wasserstein, The Rise and Fall of the Party. Kings, Politics and Society in Islamic Spain (1002-1086), Princeton, Princeton University Press, 1985.


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