Le poète arabe pré-islamique du VIe siècle Antara Ibn Chadded عنترة بن شداد العبسي

, par Mohammad Bakri



Les clés du Moyen-Orient
Par Florence Somer Gavage
Article publié le 20/02/2020


L’épopée d’Antar


Dans le monde médiéval où l’irrationnel et la magie participent de la société orientale, la numérologie, l’astrologie et les lettres sont liées. Nommer un être détermine déjà une partie de son avenir. Chaque lettre de l’abjad ou alphabet arabe, possède une valeur numérique qui conditionne son utilisation ou son choix. Ajadi, un terme dérivé de ce mot qualifie un novice. L’alif possède la valeur de 1, ba celle de 2, ta : 400, tha : 500, jim : 3, dalet : 4, etc. Cette association n’est pas due aux arabophones mais puise ses racines dans une tradition ancienne attribuée au monde phénicien voire même ougaritique passée par l’intermédiaire de l’écriture hébraïque et par comparaison avec l’alphabet grec dont les premières lettres possèdent une équivalence numérique. L’origine de la langue arabe, syriaque ou nabatéenne, est narrée dans une série de mythes qui la font remonter aux temps des bédouins supposés rois de Madian : Abu Jad, Hawwiz, Hutti, Kalimun, Safas et Qurusa’at. Selon l’organisation des lettres de l’alphabet sémitique, les noms de ces rois sont ordonnés selon une combinaison de trois ou quatre consonnes allant d’aleph à taw (1).

‘Antara Ibn Shaddad

‘Antar (le valiant) également appelé ‘Antara (le courage dans la guerre), était un poète-guerrier, membre de la tribu pré-islamique de ‘Abs (v. 525-615). Ce héros légendaire est censé être l’auteur de 7 poèmes intitulés al Mu’allaquat, les odes suspendues, qu’elles le soient dans la Kaabba à La Mecque comme le veut l’explication traditionnelle ou métaphoriquement dans l’esprit des lecteurs, comme les parures bien assemblées, ainsi que l’expliquent d’autres interprétations. Les actes héroïques de cet ancien esclave sont regroupés en une histoire, moitié réelle, moitié fictionnelles, appelées la Sirat ‘Antar, le plus important roman de chevalerie de la littérature arabe qui aurait une origine pré islamique. Dans cette épopée, ‘Antar possède les qualités qui font l’admiration des bédouins. Son intégrité, son courage, son intelligence, l’hospitalité dont il fait preuve et ses conquêtes légitiment son accession en tant que roi de la tribu des Banu Abs et son règne à la suite de Shaddad, son père, qui le lui avait refusé car il était issu de ses amours avec une esclave abyssinienne, pourtant princesse en son royaume avant sa capture.

Ce récit épique est attesté depuis au moins le 12ème siècle et est resté populaire jusqu’à nos jours en Egypte ou en Syrie. Le terme Sīrat se construit sur la racine SRT qui signifie marcher, suivre un chemin, se conformer à un exemple. Elle désigne à la fois la biographie concernant les actions d’un héros mais également les aspects moraux de sa vie et de sa conduite exemplaire qui le différencie des autres hommes. Cette littérature est différente de la littérature savante qui contrôle, critique, maîtrise et possède des vertus d’enseignement des codes en vigueur dans la catégorie de laquelle on trouve l’‘adab, le tarih, la sanad ou le tafsir. Les récits populaires sont modifiables à l’infini selon l’espace et le temps qui les accueillent et les transforment en fonction du contexte socio-politique et culturel existant à l’époque de leur réception, ce qui les rends disponibles pour une large variété de groupes provenant de l’aire culturelle dans laquelle ils se développent. Ils n’ont pas d’auteur identifiable, pas d’organisation stricte et possèdent une grande diversité de variations linguistiques puisqu’ils peuvent être intégrés, parfois par le biais de traduction et d’adaptation, dans la tradition épique de locuteurs arabes mais également syriaques, persans, turcs ou éthiopiens.

Mythe et historicité

Tibrizi (m.1109) et Ibn Qutayba (826-889) nous parlent d’’Antar comme d’un roi-poète de mère africaine, anciennement esclave, qui gagne le respect de ses sujets à travers ses conquêtes avant de périr par une flèche empoisonnée envoyée par al-Asad al-Rahis, un roi de la tribu des Tayyi’. Les odes suspendues qu’il compose seraient une réponse aux insultes dont il était l’objet concernant la couleur de sa peau. Ce poème introduit également ‘Abla, la blanche, l’aimée du poète.

Le récit de ses prouesses, la Sīrat ’Antar, est porté à la connaissance du public occidental au début du 19ème siècle par Joseph Von Hammer-Purgstall qui découvre un manuscrit au Caire et attribue une historicité à l’ensemble du récit. Bien que cette épopée revête une grande importance dans la littérature arabophone, et qu’il soit un témoin descriptif des croyances de la civilisation arabe sur près d’un millénaire, aucune traduction des 5 300 pages qu’il comporte n’a encore été rédigée dans une langue occidentale.

‘Abla est la muse d’’Antar, sa cousine et sa dame dont il conquiert le cœur et épouse à force de vers, de courage et force. L’histoire racontent que l’intrépidité, la vaillance, la protection des faibles et des valeurs bédouines auront raison des préjugés raciaux dont il est l’objet. En remportant les épreuves qui se multiplient au fur à et mesure que l’histoire continue d’être contée et recopiée à travers le temps, il devient ce héros dont les artistes et les conteurs comme Alfonse de Lamartine se sont inspirés. Les épreuves desquelles ’Antar doit sortir victorieux permettent également de situer une époque présumée de leur composition.

‘Antara en Perse

Une partie de ces histoires associe les tribus arabes et les rois de Perse.
Alors qu’ ’Antar et son ami Cheihoub se rendent non loin de Hira pour rapporter les chamelles Açafir (pareilles à des oiseaux) exigées par son oncle Mâlik comme partie de la dot d’’Abla, ils sont poursuivis par les troupes d’Al Mounzir, dirigées par son film Numan. Antar tombe de son cheval Abjer et est fait prisonnier. On le conduit alors devant Al Mounzir qui est un vassal de Khosro Ier, le roi de Perse à qui ’Antar raconte son amour pour ’Abla par un poème qui émeut le roi. Un lion surgit alors et Antar le tue, prouvant à tous son courage et sa bravoure. La figure du lion est bien connue comme symbole du pouvoir en Orient et la description géographique donnée par la Sīrat ’Antar permet de situer le cadre de l’histoire. A cette époque, le monde est partagé en 4 empires dirigés par quatre souverains ; Byzance par Qaysar, la Perse par Khosro ; al-Hind par Abd Hayyaf et l’Ethiopie par le Negus. Autour d’eux gravitent des seigneurs locaux avec lesquels il faut faire la guerre ou s’associer pour parvenir au souverain. Ces seigneurs peuvent également se rebeller et souhaiter faire sécession comme al-Munthir qui se retourne contre son souverain Khosro ainsi que le récit le décrit. D’abord en bon terme, les deux hommes se fâchent car le chambellan al-Hasrawan Ibn Gurhum pousse Khosro à humilier al-Munthir en lui faisant manger des dattes avec leurs noyaux alors que lui et sa cour les mangent dénoyautées. De retour chez lui, Munthir envoie une armée pour détruire les daïlémites dont le chambellan de Khosro est le chef. Khosro riposte et envoie son armée avec le chambellan/chef des armées à sa tête. Munthir manque de perdre la bataille quand arrive Antar qui tue Hasrawan et défait les armées de Khosro.

D’autres versions de cette histoire existent également, transposées à une autre époque, notamment dans les Chronique de Tabari (2) qui racontent qu’Al-Harit a tué Al-Numan et s’est approprié son royaume. Le roi perse Qubad ibn Fayruz (3), lui envoie un message pour susciter une rencontre et garder de bonnes relations avec son représentant perse en Arabie. Lors de cette rencontre, il lui propose un plateau de dattes avec des noyaux alors que les siennes sont dénoyautées. Qubad se moque et al-Harit lui rétorque que, dans son pays, seuls les chamelles et les moutons mangent les dates avec les noyaux. De retour chez lui, al-Harit ordonne à ses hommes de traverser l’Euphrate et d’attaquer la population.

Après cet épisode, la Sīrat mentionne l’épisode où César de Byzance ne voulait plus payer l’impôt à Khosro tant que personne ne battrait le guerrier al-Badramut. Khosrow envoie alors ‘Antar qui bat le guerrier et restaure l’autorité des Perses. Un peu plus loin dans le récit, Antar se fait attaquer par Bahram et Rostam suite à leur visite dans un temple de feu avec un mobed. Ils rattrapent ’Antar et Bahram suggère qu’on l’amène face à un lion, les pieds attachés, ce qui n’empêche pas le guerrier de le battre et de gagner les chamelles qu’il était venu chercher pour la dot d’’Abla.

La Guerre du Dhu Qar

Elle est la plus importante de la Sirat et historiquement la première victoire des Arabes sur les Perses. Elle commence avec le rêve d’al-Numan d’un éléphant qui le tue. Le conteur commence par narrer la guerre qui oppose Hidawand (4), roi de Perse, à al-Numan car ce dernier aurait refusé de donner en mariage sa soeur et sa fille que le souverain perse convoitait après que son scribe Zayd lui ait vanté la beauté de ces femmes. Al-Numan, aidé d’Hani Ibn Mas’ud est vainqueur. Il accompagne ce dernier dans sa tribu, les Banu Sayban, qui se trouve à Dhu Qar.

Pendant ce temps, ’Antar est arrivé chez les Abs. Un messager d’Hidawan demande à Antar son aide. Lors de la deuxième bataille, le fils d’Hidawand, Shirshan, est tué par Hani Ibn Mas’ud. Hidawand cherche alors à se venger en faisant croire à al-Numan qu’il veut la paix et que ses conseillers veulent l’assassiner. Al-Numan le croit, tue ses conseillers et se rend à Mada’in où Hidawand le fait arrêter et tuer en public par un éléphant fou.

La guerre continue, Hidawanad capture ’Antar et ’Abla et les envoie à Mada’in où Ardeshir, fils de Khosro tombe amoureux d’’Abla. Il la désire mais elle se refuse à lui. En représailles, il livre ’Antar à l’éléphant mais il est tué par le guerrier. Ardeshir ordonne alors qu’Antar soit tué mais ’Abla le sauve en prétendant s’offrir à lui pour ensuite le tuer avec un couteau pendant la nuit.
Qubad, autre fils d’Hidawand, homme juste et sage, libère tout le monde et s’associe aux Arabes. Hani Ibn Mas’ud tue Hidawand et Qubad devient roi de perse.

Cet épisode de la Sīrat ’Antar puise ses sources dans la guerre entre la tribu Bakr vivant près de Kufa et les Perses (5). Selon Al Tabari, la guerre éclate car Khosro demande les armes d’al-Numan à Hani qui refuse.

Ici, le conteur suit les sources de manière plus distanciée en donnant plus d’importance à l’inspiration et l’intérêt de l’auditoire. Pour cela, il n’hésite pas à opérer des anachronismes et faire réapparaître des personnages censés être morts. Il énonce que Khosro Anushirvan est mort et que son fils Hidawand, devenu roi, mène la guerre. Mais par la suite, on retrouve miraculeusement Khosro, à la tête de ses armées. S’il s’appuie sur des sources historiques, le premier intérêt de l’auteur de la Sīrat ’Antar est de mettre en exergue la guerre, le mouvement, le courage, la force, la fierté des Arabes et la moralité de leurs femmes. ’Antar, le guerrier-poète, mènera les suzerains des Perses et les tributs arabes à la victoire, mais, comme les histoires d’amour dans les épopées ne finissent jamais bien, il est tué par un prétendant jaloux, laissant ‘Abla désespérée.

L’épopée orale et la littérature venue de l’oralité en général s’inscrivent entre histoire et récit merveilleux afin de faire rêver l’auditoire tout en le rattachant à ses ancêtres et à sa terre en puisant dans le passé glorieux et en ajoutant les thèmes présents qui permettent de le comprendre et se l’approprier par sa langue, ses images, ses constructions qui évoluent à travers le temps et l’espace.

Comme les récits épiques iraniens ou grecs, la Sīrat ’Antar se nourrit de faits historiques tout au long de sa composition mais ses liens avec les sources moyen-perse, syriaques ou grecques sont indéniables. Ce qui prouve, encore une fois, que nous ne pouvons étudier une histoire orientale à la seule lumière de la langue qui la porte et du contexte qu’elle décrit. L’héritage divers qu’elle rassemble, condense et s’approprie est, à lui-seul, le témoignage d’échanges et de transmissions aussi complexes que passionnants.

Notes :
(1) En arabe que les voyelles courtes ne sont pas écrites et ne participent pas du schème de ces noms.
(2) Voir Tabari, 2001.
(3) Il doit s’agir de Kavad 1er, souverain sassanide au pouvoir de 488 à 531, connu pour ses guerres contre Byzance et la répression des Mazdakites qu’il a organisée.
(4) Il doit s’agir d’Hormozd IV.
(5) Voir Cherkaoui, 147.

Quelques liens :
 Anonyme, (1979), Sirat ‘Antar, 8 vols. Beirut : Al-Maktaba Thaqafiyya.
 Bernard I., Rabadi, W. (2019). Les amours d’Antar et Abla, Orients, 504.
 Bowersock, G.W. (2012), Empires in Collision in Late Antiquity, Brandeis.
 Cherkaoui, D. (2003). Historical Elements in the "Sīrat ‘Antar ", Oriente moderno, 407-424.
 Cherkaoui, D. (1997). Le roman de Antar : thèmes et personnages (Doctoral dissertation, Paris 3).
 Cherkaoui, D. (2001). Le parcours du héros dans le roman de chevalerie arabe : l’exemple de ‘Antar. Bulletin d’études orientales, 75-104.
 Grotzfeld, S. (1998). Language and Literature-The Thirsty Sword : Sirat Antar and the Arabic Popular Epic. The Middle East Journal, 52(1), 129.
 Kennedy, P. F. (Ed.). (2005). On Fiction and Adab in Medieval Arabic Literature (Vol. 6). Otto Harrassowitz Verlag.
 Meisami, J. S., & Starkey, P. (Eds.). (1998). Encyclopedia of Arabic literature (Vol. 2). Taylor & Francis.
 Norris, H. T. (1980). The adventures of Antar (No. 3). Aris & Phillipsm Warminster
 Rougier, G., (2006), L’épopée de Antar, Bachari, Paris.
 Tabari, (2001), trad. du persan par Hermann Zotenberg, La Chronique. Histoire des prophètes et des rois, vol. I, Actes Sud / Sindbad, coll. « Thésaurus ».
 Tabari, (1999), The History of al-Ṭabarī : The Sāsānids, the Byzantines, the Lakmids, and Yemen, translated by C.E. Bosworth, New York, State University of New York.

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