La dynastie des Amirides et les derniers feux du califat de Cordoue (976-1009)

, par Mohammad Bakri


Les clés du Moyen-Orient


Les clés du Moyen-Orient
Par Delphine Froment
Article publié le 23/11/2016


Avec le règne d’al-Hakam II (961-976), le califat omeyyade de Cordoue avait atteint un véritable âge d’or politique et culturel. Sa mort, en 976, porte un coup d’arrêt à cet apogée omeyyade. En cause notamment, une succession difficile : au lieu de respecter le choix de son père ‘Abd al-Rahmân III qui souhaitait voir le frère cadet d’al-Hakam II, al-Mughîra, monter sur le trône, al-Hakam II décide à partir de 972 de nommer son propre fils, Hishâm, héritier. Cette décision pose problème : al-Hakam II meurt le 1er octobre 976, alors que Hishâm n’a que 11 ans et n’a pas atteint l’âge de la puberté, ce qui, en droit sunnite, est un obstacle pour l’accession au pouvoir des émirs et des califes. Alors qu’al-Mughîra et Hishâm rassemblent des partisans autour de leur cause, al-Mughîra est rapidement assassiné par le maître de la monnaie, Ibn Abî ‘Amîr. Hishâm devient donc calife à 11 ans, Ibn Abî ‘Amîr a su se faire une place au plus près du calife omeyyade, s’emparant du pouvoir effectif grâce à sa nouvelle fonction de hâjib (1). Pierre Guichard affirme ainsi qu’une « véritable “dynastie” parallèle » (2) se met en place : la dynastie des Amirides, c’est-à-dire d’Ibn Abî ‘Amir et de ses quelques descendants.

Cette prise de pouvoir, qui instaure une dualité inédite entre le calife et son hâjib, ne dure qu’un temps : en 1009, les Cordouans se révoltent contre ce que Philippe Sénac qualifie de « dictature amiride » (3) ; c’est la révolution de Cordoue, qui fragilise encore un peu plus l’institution califale. Les Amirides sont éliminés, et la dynastie omeyyade leur survivra encore quelque temps, jusqu’en 1031 ; mais elle ne se relèvera pas vraiment de cette expérience, qui apparaît dès lors comme un moment charnière de l’histoire politique d’al-Andalus.

La prise de pouvoir d’Ibn Abî ‘Amîr (976-981)

La fin du règne d’al-Hakam II et sa succession sont l’occasion d’une lutte pour le pouvoir entre deux acteurs, qui cachent leurs objectifs réels derrière un soutien apparent aux deux candidats au titre de calife (Hishâm et al-Mughîra) : le vizir al-Mushâfî et le responsable de la monnaie Muhammad Ibn Abî ‘Amîr, qui font d’abord mine de soutenir al-Mughîra avant de l’assassiner pour mieux placer Hishâm sur le trône. Tous deux profitent de l’ascension au pouvoir d’un enfant de 11 ans pour mieux s’emparer des rênes du pouvoir. Ce contrôle nouveau de l’Etat est marqué par une première décision, celle de ramener à Cordoue l’administration et le service de la frappe des monnaies, institutions centrales de l’Etat qui étaient installées jusqu’alors dans la ville califale de Madînat al-Zahrâ’. Hishâm reste quant à lui confiné dans un palais de Cordoue, al-Qasr : il n’aura désormais plus d’autre rôle que de légitimer le pouvoir du hâjib.

Le jeune Hishâm étant ainsi neutralisé, les deux hommes forts du califat se lancent dans une lutte sourde. Al-Mushâfî, devenu hâjib (fonction politique la plus prestigieuse après le calife), semble avoir l’avantage sur Ibn Abî ‘Amîr, dont il est le protecteur et qui a seulement la dignité vizirale. Pourtant, ce dernier est mu par une ambition et une habileté politique et parvient à éliminer facilement al-Mushâfî. Pour ce faire, Ibn Abî ‘Amîr s’assure tout d’abord le contrôle et le soutien de l’armée, en particulier des dignitaires arabes qui méprisent le Berbère qu’est al-Mushâfî. Surtout, il parvient à nouer une alliance avec le général Ghâlib, puissant commandant de la Marche de Medinaceli et influent dignitaire, en épousant sa fille (dont le fils d’al-Mushâfî était lui-même un prétendant). Il semble également que la mère du calife Hishâm ait été sa maîtresse et ait joué en sa faveur. Enfin, d’après les sources, tout porte à croire qu’Ibn Abî ‘Amîr ait joué de son statut de directeur de la monnaie pour faire quelques manœuvres par rapport aux émissions monétaires : Pierre Guichard constate en effet une quasi-interruption des frappes pendant ces années troubles, qu’il interprète comme le signe d’une manipulation (4). Ce faisant, Ibn Abî ‘Amîr se construit ainsi un puissant réseau et s’appuie sur une solide propagande, qui lui permettent de destituer al-Mushâfî en mars 978, puis de le faire exécuter.

Promu hâjib, Ibn Abî ‘Amîr est désormais seul aux commandes. Cette nouvelle confiscation du pouvoir se manifeste dès 979 par l’édification d’une nouvelle résidence palatine, Madîna al-Zâhira. Située à l’est de Cordoue, cette résidence est en quelque sorte un miroir de l’ancienne résidence califale édifiée par ‘Abd al-Rahmân III, Mâdinat al-Zahrâ, qui avait été construite à l’ouest de Cordoue. En 981, Ibn Abî ‘Amîr s’y installe et y transfère tout l’appareil d’Etat, matérialisant un peu plus encore son emprise sur le pouvoir effectif du califat omeyyade.

Ultime tentative de résistance à cette confiscation du pouvoir, des troupes loyalistes menées par Ghâlib tentent de renverser Ibn Abî ‘Amîr en juillet 981. Mais elles sont défaites, et Ghâlib est tué au cours d’un combat. Dès lors, plus personne ne tentera d’entraver le pouvoir du hâjib. A la suite de cette victoire écrasante, Ibn Abî ‘Amîr franchit un nouveau pas pour s’affirmer comme un véritable souverain : alors que les laqab sont en général réservés aux califes, Ibn Abî ‘Amîr s’attribue le laqab « al-Mansûr », c’est-à-dire « le Victorieux ».

La politique rigoriste d’Al-Mansûr (981-1002)

Pour marquer encore un peu plus son emprise sur le pouvoir, al-Mansûr rejette en 991 le titre de hâjib, « trop évocateur d’un pouvoir délégué » (5) à son goût, le transfère à son fils ‘Abd al-Malik, et adopte le titre de malik, c’est-à-dire de « roi ».
Mais reste au dictateur à conforter sa légitimé. Il y parvient en se présentant comme un chef de guerre combattant au nom d’Allâh et d’un sunnisme rigoriste. D’après les sources, al-Mansûr mène quelque cinquante-sept expéditions contre les Chrétiens du nord, en seulement vingt ans de règne ; normalement, il s’agissait d’expéditions annuelles : al-Mansûr devient ainsi un véritable champion du jihâd en Al-Andalus, en relançant une politique très agressive à la frontière chrétienne. Deux expéditions sont particulièrement connues : celle de la prise et du sac de Barcelone, en 985, et celle du sac de Saint-Jacques de Compostelle en 997. Les cloches de bronze de la basilique de Saint-Jacques sont à cette occasion emportées à Cordoue et fondues, afin de former les nouvelles portes de la Grande mosquée de Cordoue. Avec ces expéditions, il s’agit pour al-Mansûr de présenter l’islam à la fois comme une religion victorieuse et dominatrice, mais aussi respectueuse envers les religions du Livre : le tombeau de l’apôtre Jacques est en effet respecté. En menant ces expéditions en personne, al-Mansûr renoue avec une vieille tradition abandonnée par ‘Abd al-Rahmân III au lendemain de la grande défaite de Simancas en 939.

Al-Mansûr recherche également l’appui des hommes de religion malikite (oulémas et fuqaha), car il s’agit là du rite dominant en Al-Andalus. Surtout, il se présente comme un modèle de piété et de rigorisme. C’est ainsi qu’il épure la vaste bibliothèque califale léguée par al-Hakam II des ouvrages jugés non orthodoxes, et agrandit la mosquée de Cordoue dans un style plus sobre.
Plusieurs outils politiques aident al-Mansûr. Tout d’abord, la réforme militaire qu’il semble avoir menée : exemption du service militaire pour les membres de l’ancien jund omeyyade (aristocratie militaire arabe, Berbères et muwalladun) en échange d’un impôt utilisé pour recruter des mercenaires et des esclaves plus dociles. Ensuite, l’alliance avec les tribus berbères zénètes en Afrique du Nord qui se rendent maîtres de Sijilmâsa, immense carrefour commercial sur la route de l’or : on y fait frapper des monnaies d’or et y prononcer la khutba au nom du calife omeyyade.

Non content d’y avoir une influence indirecte, al-Mansûr parvient à prendre le contrôle du nord du Maroc : Fès est ainsi occupée en 998, et le fils d’al-Mansûr, ‘Abd al-Malik, en devient le gouverneur ; le minaret de la mosquée Qarawiyîn ainsi que le minbar (chaire à prêcher) de la mosquée des Andalous portent encore des signes de cette prise de pouvoir des Amirides.

Durant sa dictature, al-Mansûr obtient ainsi plusieurs résultats spectaculaires pour le califat omeyyade, bien que le calife Hishâm n’ait plus aucun pouvoir réel.

Une dynastie parallèle aux origines de la crise du califat (1002-1009)

Al-Mansûr meurt en 1002, au retour d’une campagne en Navarre. Son fils ‘Abd al-Malik, associé de longue date au pouvoir (fonction de hâjib puis de gouverneur), lui succède. Celui-ci reste fidèle aux pratiques du pouvoir mises en place par son père : le calife reste reclus, simple symbole ayant pour vocation de légitimer le régime, tandis que le malik continue d’exercer la réalité du pouvoir ; de nombreuses expéditions continuent d’être menées au nord contre les Chrétiens, comme celle de Catalogne en 1003, tandis que la mainmise sur le nord du Maghreb, au Maroc, est réaffirmée ; ‘Abd al-Malik se fait à son tour attribuer un laqab par le calife, celui d’« al-Muzaffar » (« le Triomphateur »).

Cependant, comme l’a montré Gabriel Martinez-Gros dans L’Idéologie omeyyade (1992), les Amirides souffrent trop de leur manque de légitimité pour rester durablement au pouvoir en Al-Andalus. Les mercenaires et esclavons dont al-Mansûr avait fait l’ossature de son armée sont perçus par les Cordouans comme une insulte au califat omeyyade. En 1006, un complot, certes déjoué, est par exemple organisé par un ministre d’origine arabe, appuyé par des familles de l’ancienne aristocratie des clients omeyyades. D’un autre côté, la réorganisation de l’armée par al-Mansûr n’a pas renforcé pour autant la dynastie amiride : un autre complot, déjoué lui aussi, avait été dirigé en 1003 par le chef des saqâliba, c’est-à-dire les fonctionnaires et officiers d’origine servile, recrutés dans l’armée par al-Mansûr. Ainsi, le pouvoir amiride ne peut plus s’asseoir sur une clientèle stable et forte ; au contraire, il a contribué à sa propre fragilisation.

Le coup fatal à la dynastie amiride est porté par le frère d’al-Muzaffar, ‘Abd al-Rahmân, dit « Sanjûl » ou « Sanchuelo » (car il est le fils d’al-Mansûr et d’une fille du roi Sanche de Navarre). En effet, en octobre 1008, Sanjûl assassine son frère et parvient à son tour sur le trône. Mais il commet un impair : quelques semaines après son accession au pouvoir, il se fait reconnaître officiellement par le calife comme héritier désigné. C’est un pas que ni al-Mansûr, ni al-Muzaffar n’avaient jamais osé franchir. Ce faisant, Sanjûl rompt « l’équilibre fragile que son père et son frère avaient su préserver entre pouvoir effectif et pouvoir théorique, mais “légitimant” du calife omeyyade » (6) : l’aristocratie traditionnelle craint de perdre sa place et ses privilèges, les docteurs de l’islam ne comprennent pas que le titre de calife puisse être donné à un homme n’ayant pas d’ascendance tribale qurayshite (la tribu du prophète Muhammad), et le peuple veut rester loyal envers la dynastie omeyyade. Alors que Sanjûl est en pleine campagne militaire, ces multiples contestations convergent en un soulèvement populaire et aristocratique, le 15 février 1009 : la révolution de Cordoue. Le calife Hishâm II est destitué, la ville palatiale amiride de Madîna al-Zâhira est détruite de telle sorte que les archéologues du xxie siècle n’en ont toujours pas retrouvé la trace, et Sanjûl est exécuté dès son retour à Cordoue.

C’est la fin des Amirides. Pour le califat omeyyade, déjà fragilisé par une dictature de plus de trente ans, une longue agonie commence.


Notes :

(1) « Chambellan ». Il s’agit de la fonction la plus prestigieuse de la hiérarchie politique en al-Andalus.
(2) Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492, Paris, Hachette, 2000, p. 91.
(3) Philippe Sénac, Al-Mansûr, le fléau de l’an mil, Paris, Perrin, 2005.
(4) Pierre Guichard, Al-Andalus, op.cit., p. 93.
(5) Ibid.
(6) Ibid., p. 98.


Bibliographie :

 Cyrille Aillet, Emmanuelle Tixier, Eric Vallet (dirs.), Gouverner en Islam, Xe-XVe s., Paris, Atlande, 2014.
 Pierre Guichard, Al-Andalus, 711-1492 : une histoire de l’Espagne musulmane, Paris, Hachette, 2001.
 Gabriel Martinez-Gros, L’Idéologie omeyyade, Madrid, Casa de Velázquez, 1992.
 Philippe Sénac, Al-Mansûr, le fléau de l’an mil, Paris, Perrin, 2005.


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