Ibn Tufayl (1110-1185)

, par Mohammad Bakri

Abu Bakr Mohammed ben Abd-el-Malik ben Tufayl el-Qaïci, dit Ibn Tufayl (arabe : ابن طفيل), est un philosophe andalou, astronome, médecin, mathématicien, mutazile et mystique soufi. Il est né en 1110 à Wadi-Asch (Guadix aujourd’hui) et mort en 1185 à Marrakech. Il est également connu en Occident sous le nom d’Abubacer.

Ibn Tufayl exerce la médecine à Grenade (alors dans le Califat almohade) puis fut secrétaire provincial. Plus tard, il devient médecin du calife Abu Yaqub Yusuf à Marrakech et assume le rôle de protecteur d’Ibn Roshd (Averroès) qu’il encourage à commenter Aristote.

Auteur de l’Œuvre médicale et philosophique, où l’on discerne l’influence de l’encyclopédie du Xe siècle des Ikhwan al-Safa (Frères de la sincérité, en arabe), il a également écrit un récit philosophique, Hayy ibn Yaqdhan (littéralement : « Vivant fils du conscient »)...

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Les clés du Moyen-Orient


Les clés du Moyen-Orient
Par Chakib Ararou
Article publié le 01/06/2018


Ibn Tufayl


L’auteur du roman philosophique Hayy Ibn Yaqdhân (Vivant fils de l’éveillé) s’efface derrière les figures d’Avicenne et d’Averroès dans le récit de la grande geste intellectuelle arabe d’Al Andalus. Ce médecin impliqué dans la politique andalouse du XIIe siècle et versé dans toutes les sciences de son époque, en est pourtant l’un des grands personnages. Son ouvrage ouvre un dialogue à la fois savant et vivace avec l’ensemble de ses prédécesseurs en pensée, qui synthétise les grands enjeux du savoir arabe de la période.

Vie, activité et options intellectuelles d’Ibn Tufayl

Né à Wadi-Ach (Cadix) dans la première décennie du XIIe siècle, Abu Bakr Muhammad Ibn ’Abd al-Malik Ibn Muhammad Ibn Muhammad Ibn Tufayl al-Qaysi, connu dans l’Occident médiéval sous le nom d’Abubacer, fut disciple de la philosophie d’Ibn Bâja (Avempace), et étudia les sciences naturelles et religieuses. Il servit d’abord comme secrétaire du gouverneur de Grenade, puis de celui de Tanger et Ceuta à partir de 1154. Remarqué par le calife almohade Abou Yusuf Ya‘qûb, « souverain des deux continents » qui régnait à la fois sur l’Espagne et l’Afrique du Nord, il devint en 1163 son médecin personnel et son vizir. Extrêmement attentif à la vie intellectuelle de son temps, il prit sous sa protection le jeune Ibn Rush (Averroès), le présentant au calife et l’encourageant, sur la demande de ce dernier, à entreprendre le commentaire des œuvres d’Aristote. C’est aussi à Ibn Rushd qu’il céda sa charge de médecin en 1182, conservant seulement celle de vizir. Il mourut à Marrakech en 1185.

De sa vie d’auteur, il nous reste peu de choses : quelques pièces versifiées, dont l’authenticité est contestée, relatant des événements de la période à laquelle il vécut, et surtout le texte intégral de Hayy Ibn Yaqdhân, sous-titré Les secrets de la philosophie orientale, et qui fit sa fortune. Un Traité de l’âme lui a été prêté sans qu’on en retrouve trace. Son activité de médecin laisse une forte trace dans Vivant fils de l’éveillé où l’observation anatomique précise joue un rôle de premier ordre, l’éveil à la réflexion philosophique prenant appui sur l’examen des corps. La longue adresse liminaire du texte témoigne en outre de sa vaste connaissance de la philosophie et de la pensée arabes : il y produit l’examen critique d’un vaste corpus incluant certains mystiques soufis, Al Ghazâlî, Ibn Bâja, Al Fârâbî et surtout Ibn Sîna (Avicenne) dont l’influence fut la plus décisive sur la constitution de sa philosophie. Son travail ne se borne donc pas à l’invention d’une forme littéraire, celle du récit d’initiation d’un enfant retranché à la civilisation, et son étiquetage en simple précurseur du Robinson Crusoé de Daniel Defoe est aussi étroite qu’injuste.

Il s’agit en vérité d’un grand texte philosophique, dans une veine qui n’est pas sans familiarité avec les expériences de pensée chères aux Lumières européennes, et où se dessine sous couvert de fiction une réflexion majeure sur les modalités même de la connaissance et le rapport entre celle-ci et l’union avec l’intellect divin, objet de la discussion liminaire. Ibn Tufayl y raille les hardiesses de certains tenants de la mystique soufie à s’improviser interlocuteurs du Très-Haut, critique le caractère allusif de la doctrine d’Al-Ghazâlî en la matière et l’obscurité d’Ibn Bâja qui, selon lui, ne parvient pas à énoncer de manière satisfaisante les plus hautes exigences d’al ‘ilm al-ilâhî, littéralement science divine ou du divin, métaphysique ou théologie par conséquent. Le critère de jugement fondamental d’Ibn Tufayl est indéniablement la scientificité, qui fait d’Al Ghazâli plus et mieux qu’un mystique et d’Ibn Bâja et Ibn Sînâ des maîtres en philosophie. Reste que leurs écrits sur l’expérience visionnaire demeurent insatisfaisants, et que le chemin vers la vision du ṣâni‘ ou « producteur », ce dieu que les philosophes peignent ainsi plutôt qu’en khâliq, créateur, ne se dessine pas assez dans leurs écrits. Ce sera tout le sens du roman que de dégager cette voie vers la Vision par la science.

L’histoire de Hayy Ibn Yaqdhân

Le maître ouvrage d’Ibn Tufayl est structuré autour de l’histoire de Hayy, jeune garçon né sur une île où il est le seul être humain. D’emblée, la démarche du narrateur est celle d’un homme de sciences aguerri, qui commente dans le détail les deux versions de sa naissance. La première ressortit du conte pur : la splendide sœur d’un roi jaloux qui la maintient à l’abri de tout prétendant épouse en secret un dénommé Yaqdhân dont elle a un fils. Pour que le secret de cette naissance ne soit jamais révélé, elle met l’enfant sur une barque qui dérive en mer vers une île. L’autre version de la naissance de Hayy, elle, est expliquée par la génération spontanée, et donne à Ibn Tufayl l’occasion de développer une théorie de la relation entre la tempérance du climat et la possibilité de la vie, puis de décrire le processus d’engendrement spontané de la vie tel qu’on se le figure alors. Quelle que soit la version retenue par le lecteur, c’est son éducation par une gazelle qui le recueille qui préoccupera désormais le lecteur, puis la mort de celle-ci par laquelle Hayy prend conscience du phénomène de la vie et se met en quête de son sens.

Le récit est divisé en sept septenaires, ou périodes de sept années, soit quarante-neuf ans d’éducation au cours desquels Hayy découvre étape par étape un ensemble de savoirs, de la physique à l’astronomie, de l’astronomie aux catégories de l’être, et de ces dernières à l’extase de la connaissance divine dont le préambule d’Ibn Tufayl fixait nettement l’objectif. Chemin faisant, le lecteur assiste à la description de pratiques scientifiques dont l’usage était alors défendu, et demeura longtemps telle en Orient comme en Occident : la dissection et la vivisection, que Hayy pratique sur différents animaux présents dans son environnement pour comprendre le phénomène de la vie. Il s’agit ici d’une véritable propédeutique dont l’ordonnancement doit à l’Organon aristotélicien et à son remodelage progressif par les plus grands philosophes arabes avant Ibn Tufayl : Al-Kindî, Al-Fârâbî et Ibn Sînâ. La dette est particulièrement grande à l’égard de ce dernier, dont les subtiles distinctions tracées dans le Kitâb al-shifâ‘ (Livre de la guérison) pour saisir les relations qui lient les savoirs entre eux irriguent les déductions du jeune philosophe autodidacte.

À la clé de ce parcours dans le savoir : la démonstration que l’acquisition de la connaissance jusqu’à ses divines fins dernières repose toute entière sur l’usage de la raison universelle. Elle n’est donc rattachée par aucune nécessité à l’acquisition d’une tradition ni même d’un langage. Et pour cause : ce n’est qu’après être parvenu à une extrême intimité avec le producteur de l’univers, à l’extrême terme de son auto-initiation, que Hayy rencontre pour la première fois un autre être humain, sectateur d’une religion monothéiste - Ibn Tufayl ne dira pas laquelle. Açâl vit l’existence comme une quête spirituelle, ce qui facilite sa rencontre avec Hayy. Ce dernier, en échange de l’apprentissage de sa langue, l’initie aux secrets dont il a fait l’acquisition et devient pour lui une sorte de maître. Tous deux tombent d’accord sur la parfaite harmonie entre la révélation dont Açâl est le pieux disciple et les vérités rationnelles de l’isolé insulaire. Désireux de répandre la parole de ce curieux savant sauvage, Açâl offre à Hayy de découvrir la ville de l’île voisine, dont le roi n’est autre que son ami Salâmân, et de professer son enseignement à ses semblables enfin découverts. Devant la réaction interloquée que suscite sa parole chez les autres hommes, Hayy est amené à comprendre que la révélation telle qu’elle est saisie par la société humaine est un contenu exotérique (dhâhir), simple d’accès et d’acquisition, destinée à une masse parmi laquelle l’enseignement ésotérique (bâtin) qu’il professe n’est accessible qu’à un petit nombre d’individus. Le roi Asâl, versé dans les sciences pratiques liées à la vie en société et dans nul autre domaine, incarne en majesté - c’est ici le cas de le dire - cette condition sociale de l’être humain dont la découverte est amère pour Hayy. Devant la déception que lui cause une découverte aussi cuisante que celle d’un genre humaine aussi endormi et sourd aux vérités qu’il est, lui, éveillé et disponible à elles, Hayy prend la décision de retourner sur son île et de consolider sa vision, escorté de son disciple Açâl en qui il a trouvé un frère en connaissance et en contemplation.

Postérité de Hayy Ibn Yaqdhân

Dès la période médiévale, une traduction anonyme en langue hébraïque fut diffusée, et fut l’objet d’examen de la part de commentateurs aussi éminents que le rabbin, théologien et philosophe juif, Moïse de Narbonne, qui en donna l’exégèse en 1349. On retrouve d’étonnantes similitudes entre la construction narrative déployée chez Ibn Tufayl et celle du Criticón du maître de la pensée jésuite Baltasar Gracián, œuvre antérieure à la première traduction de Hayy en latin. Diverses théories ont été émises sur le sujet, notamment celle d’une origine commune des deux textes dans une Histoire de l’Emir Dhul-Qarnayn : conte de l’idole, du roi et de sa fille, bien traduite vers l’espagnol quant à elle, mais sans que le débat des spécialistes soit tranché à ce jour (1). C’est en 1671 à Oxford que le texte est traduit en latin par Edward Pocock, sous le titre Philosophus autodidactus, assorti du texte arabe, dont dériveront trois traductions vers l’anglais, l’allemand et le néerlandais au XVIIIe siècle. La première est réalisée par Simon Ockley, publiée à Londres en 1708 puis 1711, date à laquelle Ockley devient le professeur d’arabe de l’université de Cambridge, et rééditée à Dublin en 1731. L’œuvre avait déjà été traduite plusieurs fois en anglais à la fin du XVIIe siècle (par George Keith en 1674, puis par George Ashwell en 1686), mais celle d’Ockley précède de peu d’années la parution du roman Robinson Crusoé de Daniel Defoe (1719). Contrairement au cas de Gracián, la relation intertextuelle entre les deux textes est donc établie, et donne lieu à de riches études comparées jusqu’à nos jours (2).

Reste, et nous avons essayé de le démontrer ici, que l’œuvre d’Ibn Tufayl souffre autant de cette postérité littéraire qu’elle en bénéficie, son contenu se trouvant réduit à la préfiguration des aventures du héros de Defoe, alors même que la densité philosophique du texte, dont nous avons essayé ici d’esquisser l’allure, devrait lui mériter en tant que tel une lecture.

Notes :
(1) Voir Sara Lenzi, « Ibn Tufayl e l’eredità del filosofo autodidatta », Revista Española de Filosofía Medieval, 23 (2016), ISSN : 1133-0902, pp. 165-185.
(2) Et par exemple la these de Lamia Mohamed Saleh Baeshen, Robinson Crusoe and Hayy bin Yaqzan : a comparative study, University of Arizona, 1986.

Ibn Tufayl, L’Éveillé, traduction de Léon Gauthier [Alger, 1900], Paris, Libretto, 2017, 111 p.

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