Culture et politique arabes

Hommage au Safir : « Notre époque est révolue, il est temps de partir. » Par Yves Gonzalez-Quijano

, par Mohammad Bakri


3 janvier 2017


D’assez nombreux commentaires ont accompagné la fin du quotidien libanais Al-Safir, fin effective avec le passage à la nouvelle année. Mais il me semble qu’il reste encore des choses à dire, au-delà des regrets réels pour bien des lecteurs fidèles (auxquels j’appartiens, ou plutôt j’appartenais), mais aussi des larmes de crocodiles un peu trop faciles chez beaucoup d’autres.

Nombre d’articles – Le Monde par exemple – observent que cette crise est celle de la presse écrite, partout dans le monde, et particulièrement au Liban. De fait, les salariés du Al-Nahar attendent leur salaire depuis plus de 15 mois et il y a fort à craindre que le mois qu’ils ont touché à l’occasion des fêtes de fin d’année soit aux yeux des très libéraux propriétaires de l’entreprise, la famille Tuéni, un quitus pour tout ce que la loi devrait pourtant les contraindre à payer. Quant aux employés de Al-Mustaqbal, dans ce qui fut naguère l’empire médiatique de la famille Hariri, leur sort, eux qui sont sans salaire depuis dix mois paraît-il, ne devrait pas être plus enviable. Pour ne rien dire des journalistes d’Al-Balad, un quotidien menacé également, ou encore de ceux du Daily Star, sans salaire depuis trois mois et qui ont de bonnes raisons d’être inquiets pour leur avenir. Reconnaissons donc au moins au patron (de gauche) du Safir le mérite de mieux traiter ses 120 collaborateurs plus dignement que ses collègues puisque les journalistes mis à pied toucheront apparemment les indemnités prévues par la loi.

La crise de la presse écrite est mondiale, elle est donc libanaise aussi. Plus largement, elle est arabe : la mort du quotidien jordanien Al-Majd a devancé de quelques jours celle du Safir ; en Égypte, la crise se fait sentir notamment à traves la hausse des coûts d’impression qui étrangle les rares titres encore indépendants tandis que le pouvoir renforce sa mainmise sur le paysage médiatique. En Algérie, Reporters sans frontières souligne dans un rapport récent « l’étranglement économique des titres indépendants et l’émergence de fonds occultes finançant les médias ». Si on ajoute les problèmes récurrents de censure, au Soudan par exemple où cinq quotidiens indépendants ont récemment vu leur édition saisie parce qu’ils couvraient les mouvements de protestations dans le pays, la crise est partout. Y compris, et c’est peut-être l’élément le plus important, là où on l’ignorait superbement il y a peu encore, à savoir dans les pays du Golfe : dans le contexte d’une crise qui touche tout le secteur des médias (voir ce précédent billet), même Al-Hayat, le « fleuron » des quotidiens arabes financés par l’Arabie, n’est pas certain de son avenir à relativement court terme.

Par conséquent, on a raison de dire que les quotidiens arabes traversent une crise économique, mais à condition de préciser que les vrais ressorts de cette crise sont à rechercher du côté des traditionnels « soutiens ». On sait, documents à l’appui, que la presse libanaise et égyptienne – pour s’en tenir à ces deux pôles médiatiques – est financée depuis plus d’un demi-siècle par l’argent saoudien, et plus largement par les pays du Golfe. Le problème actuel, qui apparaît bien peu dans les lamentations bien intentionnées sur l’appauvrissement du paysage médiatique arabe, c’est juste que les « parrains », aujourd’hui, ne veulent plus ou ne peuvent plus payer. Il faut tout de même le rappeler : la « pluralité » a toujours été le cadet de leurs soucis, leur ambition, comme celle de leurs adversaires du reste, étant seulement de payer des gens pour qu’ils écrivent ce qu’ils souhaitaient.

D’ailleurs, lorsqu’ils évoquent la crise des quotidiens libanais, les commentaires s’intéressent assez peu aux destinées du plus récent d’entre eux, à savoir Al-Akhbar, créé en pleine guerre israélienne contre le Hezbollah en août 2006 (par le regretté Joseph Samaha, un ancien du Safir). Qu’on l’apprécie ou non, et même s’il n’échappe pas à ses lecteurs fidèles qu’il n’est plus aussi « flambant » qu’à ses débuts, il reste qu’Al-Akhbar continue sur sa lancée – jusqu’à preuve du contraire car la pause des fêtes de fin d’année a l’air bien longue… Ce journal, « proche du Hezbollah » comme on le rappelle à chaque fois (ainsi que pour le Safir, ce qui me paraît encore plus discutable dans ce dernier cas), est aussi celui qui, sans conteste possible, fait preuve de la plus grande audace et de la plus grande ouverture d’esprit dans la région, avec des prises de position étonnamment courageuses en particulier sur les questions de société, du droit des femmes, des minorités sexuelles, etc. On ne peut manquer d’interpréter la « résistance » d’Al-Akhbar à l’aune des actuels rapports géopolitiques de la région : alors que les organes qui soutiennent l’axe saoudo-quelque chose… sont sur le repli, et même en faillite, abandonnés qu’ils sont par leurs soutiens financiers, les quelques titres qui parlent pour l’autre camp, Al-Akhbar en tête, bénéficient, eux, d’appuis qui, visiblement, ne les lâchent pas.

« La patrie sans le Safir » – ce qui peut se lire aussi « La patrie sans son ambassadeur » – titrait la dernière édition du quotidien libanais, avec un dessin qui rappelait ses grandes heures passées, au temps du caricaturiste palestinien Naji Ali (ناجى العلى souvent évoqué dans CPA, notamment ici). La patrie en question, bien entendu, c’est la Nation arabe. De fait, après l’achat en juillet 2013, par le Qatar, du quotidien arabophone de Londres, Al-Quds al-‘arabi (« Jérusalem arabe », voir ce billet), la fermeture du Safir scelle encore un peu le repli, pour ne pas dire la défaite, de l’arabisme. Tout juste un siècle après la première tentative d’établissement d’un État unitaire avec la « Grande révolte arabe » de 1916, on pourrait écrire, en jouant sur les mots, qu’il ne reste plus guère de tribune médiatique pour défendre le projet arabe, porteur, tout au long du XXe siècle, des espoirs d’une grande partie des peuples de la région.

C’est sans aucun doute de ce point de vue qu’il faut regarder l’hommage, sous forme de vidéo, mis en ligne par le Safir au moment de sa disparition. Sur fond de rumeur de la ville, on y voit le fondateur et rédacteur en chef du titre, Talal Salman (طلال سلمان) achever sa (dernière) journée de travail. Dans une pièce ornée d’œuvres contemporaines (dont, bien entendu, plusieurs dessins de Naji Ali), il recapuchonne (d’une main tremblante) son stylo et se lève de son fauteuil directorial en éteignant la lampe de son bureau. Puis, tandis qu’on entend en arrière-plan le son d’un rotative qui s’arrête progressivement, il ramasse sur un canapé cette écharpe qui est presque un uniforme pour les intellectuels progressistes arabes (!) et sort définitivement (l’immeuble a déjà été vendu) d’une pièce plongée dans les ténèbres. Mais la caméra nous fait revenir sur nos pas : sur le bureau, la lampe de travail se remet à clignoter pour s’éclairer à nouveau tandis que résonne quelques mesures d’une chanson de Sayyid Darwish, le classique (égyptien) des classiques de la chanson nationaliste arabe (voir ce billet : mon dieu, dix ans déjà !) :

أهو ده اللي صار

وا دي اللي كان

مَالكشِ حق

تلوم عليا

Voici ce qui est arrivé / voilà ce qu’il en est /
Et de quel droit / vous nous faites des reproches ?



Malgré ces dernières paroles, on ne peut manquer de sourire, avec un peu d’amertume, devant la lourdeur des symboles et la grandiloquence du ton, d’une autre époque, assurément. Si le Safir est tombé, c’est, aussi, parce que son fondateur (voir ce portrait publié en 2013) s’est enfermé, comme bien d’autres de ses meilleurs confrères, dans un exercice solitaire des responsabilités, déconnecté des réalités des générations actuelles (même si Al-Safir, et c’est tout à son honneur, fut parmi les premiers quotidiens arabes à oser le passage sur internet). À l’image de la vidéo qui le met en scène, Talal Salman se vit comme l’incarnation d’un journal, d’une idée, d’une institution. Âgé de 77 ans, il quitte la scène, sur le constat d’un échec et probablement sans grand espoir pour l’avenir, et sans illusions pour les idées qu’il a défendues (en dépit de la lumière qui se remet à briller, comme par magie, tandis qu’apparaît le logo du quotidien, un oiseau en vol, qui surmonte la devise « En route »).

Un intéressant entretien publié par L’Orient-Le Jour, permet à Talal Salman de mettre quelques mots sur cette longue séquence sans paroles : « Au Safir, nous avons longtemps brandi le slogan de l’arabité et avons défendu l’unité dans cette région et prôné la nécessité des réformes, convaincus que les peuples partagent ici les mêmes soucis et des problématiques similaires. Le spectacle de désolation dont on témoigne aujourd’hui est la preuve d’un échec cuisant à ce niveau. » Un constat que reprend à sa manière Abdel-Bari Atwan, cette autre grande figure (à peine plus jeune car il est né en 1950) de la presse nationaliste arabe, lui aussi confronté à la même impasse professionnelle… et au passage du temps :

محنة “السفير” لا تعود الى اسباب تجارية اقتصادية، وانما لانها ايضا صاحبة موقف مختلف، وسياسة عنيدة في رفض محاولات تدمير هذه الامة، ونزع كرامتها، وتغيير هويتها، وتفتيت وحدتيها الديمغرافية والجغرافية، وبذر بذور الفتنة الطائفية للاجهاز على ما تبقى لها من طموحات في نهضة عربية شاملة

« L’épreuve du Safir n’est pas due aux seules circonstances économiques ou commerciales mais, aussi, au fait qu’il défendait un point de vue différent, et une ligne politique qui s’entêtait à refuser les multiples tentatives pour détruire la nation et lui ôter sa dignité, modifier son identité, émietter son unité démographique et géographique, y faire pousser les graines de de la discorde confessionnelle, afin de faire avorter les derniers espoirs d’un renaissance arabe complète. »

Ce premier éditorial de la nouvelle année pour Ray al-yom (qui n’existe que sur internet), s’ouvre sur un titre qui se lit comme un écho de la vidéo d’adieu du Safir : « Ami, notre époque est révolue, il est temps de partir » (يا صديقي انتهى زمننا.. وحانت ساعة الرحيل).

Demain mercredi, Al-Safir fait paraître une ultime édition papier, en hommage à ses 43 années d’existence. En partie victime du tournant numérique des médias, Talal Salman n’en a pas moins un compte Twitter sur lequel il sera peut-être encore plus actif qu’auparavant.

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